L'artiste

G I L B E R T   P A S T O R


Autobiographie (2012)

Je suis né le 15 mars 1932 à Marseille.
Je vis alors avec mes parents dans le « Roucas », rue de la Martinique. 


1935 – Mon père, menuisier-ébéniste, décède et ma mère se retrouve seule avec moi. Trinité (c’est son prénom) décide alors de faire des chapeaux et devient modiste... 


1938 – À la veille de la guerre, je suis recueilli par mes grands-parents maternels à Mane (Haute Provence).
Malgré la guerre, cette période reste à jamais gravée dans ma mémoire comme des souvenirs heureux. Là-bas, je vais à l’école, je fais des cabanes dans les arbres, j’ai plein de copains et je fais des kilomètres à vélo... Sentiment de liberté. Je dessine sur tous les bouts de papier, en marge de mes cahiers. On m’offre une boîte de peinture et je commence à peindre tout ce que je vois, que je découvre. 


1944 – Ma mère revient me chercher pour Marseille, c’est une sorte de déchirement de quitter cette tendre grand- mère.
Je retourne à l’école (mais en pension), celle de l’abbé Fouques. J’apprends peu ou très peu, on m’humilie, me punit. J’ai beaucoup de mal avec cette instruction violente. 


1946 – Inscription aux Beaux-Arts de Marseille ainsi qu’à un apprentissage au métier d’artisan-ébéniste.
Je fais également plein de petits boulots pour gagner quelques sous pour la maison : étalagiste, peintre en lettres, des panneaux publicitaires... 




1948/1949 – Aux vacances, je remonte à Mane avec une joie immense. C’est là que je rencontre l’artiste Boris Bojnev pour la première fois. C’est un « Monsieur » ! Je lui montre mes dessins, mes petites peintures ; il m’encourage, me soutient et m’apprend beaucoup de choses.
Ainsi, il me laisse collaborer à son travail et intervenir dans son œuvre. Il m’accorde le droit de modifier ou transformer le caractère de certaines de ses peintures « naïves » qu’il encadre ensuite avec des matériaux récupérés, fragments de bois, chiffons, papiers, faïences, etc. 

Enfin, il me donne confiance en moi et le goût de lire, surtout la poésie qu’il affectionnait et introduisait dans ses peintures. 


Gilbert Pastor à 16 ans à Mane


1952 – Ma mère, qui s’était remariée entre-temps (et était à nouveau veuve), rencontre à son tour Bojnev et en tombe follement amoureuse.
L’année du service militaire à Salon-de-Provence : dix-huit mois de souffrance !
Le décès de ma grand-mère, un immense chagrin. 


1954 – Retour à Marseille ; je continue à collaborer avec Bojnev, mais surtout je fais tous les petits boulots qui se présentent. 


1956 – Algérie, retour sous les drapeaux... parti pour six mois, resté un an ! Trinité va voir le commandant de l’armée de terre et lui dit : « Si mon fils meurt, je tue de Gaulle » ! 



1958/1968 – Pour gagner quatre sous, je retourne comme peintre en lettres aux « Vins Kiravi » (le vin qui ravit...). Reprise des cours du soir aux Beaux-Arts avec des « modèles vivants ». Je sens que je m’améliore dans le dessin. Après les cours, je continue à peindre dans ma chambre, mais l’espace me manque.
Pas ou très peu d’amis véritables à Marseille.
Nouveau petit boulot : je peins dans la journée toutes sortes d’objets en bois, des quilles, des chevaux...
Durant ces années, je rencontre Louis Pons furtivement chez moi où il était venu avec Suzanne Valabrègue pour laquelle ma mère avait retouché des vêtements. Nous ne pouvons pas dire que nous sommes devenus « amis » (nous nous sommes revus maintes fois), mais j’ai une grande admiration pour son travail. 


1969 – Décès de Bojnev.
Trinité (que Boris appelait « Chips ») est désespérée d’amour.
Elle ne veut plus rester à Marseille et souhaite monter à Aups dans le Var, chez une voisine de sa connaissance. Nous « campons » l’été à Aups et redescendons l’hiver à Marseille.
Pendant ces mois de vacances, je vais souvent à Forcalquier retrouver les amis : Lucien Henry, Pierre Magnan, Olivier Baussan... Chaleureuses et formidables journées !
Lulu (Lucien Henry) est sur son projet de musée Bojnev ; je lui donne toutes les toiles que j’ai de lui. 



1973 – À l’occasion d’une rétrospective Bojnev au Musée de Flayosc, je rencontre Nicolas Valabrègue, âgé d’une vingtaine d’années ; il me fait connaître ses frères : Frédéric, José... Nous formons une joyeuse bande !
Chips décide d’habiter Aups à l’année ! Je fais les allées et venues en car pour Marseille...
Marseille où, malgré l’espace restreint, je travaille le soir à ma passion. Les peintures réalisées à cette époque sont presque toutes offertes aux gens de mon entourage. 

C’est à cette période que je peins celle que Bernard Noël appellera « La Joconde ».
D’autres tableaux, des reliquaires, « La Rue close », encadrée de cartons, « L’Accouchement », les ambiances coquines de rues, de villes, de bordels...
Mes soirées, mes nuits sont fort occupées ! 


1975 – Lucien Henry me donne l’argent nécessaire pour l’achat de la maison d’Aups, rue Rosette Cioffi , et je quitte définitivement l’appartement de Marseille. Déménagement épique.
Dans cette étroite maison, j’installe mon atelier au troisième étage, sous les toits. L’espace, même s’il n’est pas très grand, me paraît immense ! 


Je ne tarde pas à l’envahir... je me fabrique un vrai chevalet et organise la « mise en scène » avec la maquette, le petit lit et le miroir. Je peins du soir au matin. Je ne pense qu’à ça !
Un ami de Nicolas vient un jour à l’atelier, accompagné de Paul Gauzit ; il s’intéresse beaucoup à mon travail. Tout va alors très vite. 


1977 – Première exposition au Lutrin, chez Gauzit, à Lyon. Mon rêve se réalise enfin. 


1980/1988 – Par l’intermédiaire de Frédéric Valabrègue, j’expose à La Touriale et à La Villa R. à Marseille.
Voyages en Espagne, en Italie avec lui et son frère José, c’est formidable ! On dort dans des gîtes, on mange dans des bars à tapas et on boit des coups !
Grand choc à Tolède à la maison du Greco, au musée du Prado à Madrid en voyant tous les Goya et les Zurbarán.
Au retour, le train s’arrêta dans une gare où il y avait la fête du vin... quel souvenir !
Grenade, les jardins de l’Alhambra... 


Dans la même période, voyage en voiture avec Nicolas et Marjolaine pour la Hollande. Merveilleux paysages de la France que je découvre. Amsterdam, là aussi, le choc, les Rembrandt... Les musées Van-Gogh et Frans-Hals... magnifiques collections, un souvenir inoubliable.
Puis ces rencontres avec Christian Guez, Jean-Pierre Sintive que je connais à Draguignan lors d’une exposition de groupe. Nous sympathisons et lors d’une deuxième visite à mon atelier, Jean-Pierre me propose d’illustrer L’Approche, un livre de Pierre-Albert Jourdan pour ses Éditions Unes. Puis, il me fait rencontrer Bernard Noël et Jean-Louis Giovannoni avec qui je réaliserai une dizaine d’ouvrages communs. 

Je suis très heureux et flatté de participer à ces livres et surtout de rencontrer leurs auteurs, écrivains et poètes que j’admire, qui sont devenus des amis.
Dans ces temps-là, je rencontre le peintre Armand Avril dans un car... Nous faisons connaissance, il me fait rire (encore et toujours), je suis épaté, car il est plus drôle, plus déluré, moins timide que moi, son audace me laisse pantois ! J’aime autant l’homme que l’œuvre qui, à mon avis, est une des plus pures dans la création contemporaine. 


1989 – Après des heures et des heures de conduite, je décroche enfin mon permis de conduire à 57 ans, et du premier coup ! Je vais enfin pouvoir me déplacer à ma guise, aller voir les amis de Cotignac sans ne plus rien demander à personne et surtout promener ma mère.
Je descends dans le premier garage de Draguignan et achète une 206 Peugeot. Trinité est ravie, je la promène, on s’arrête, elle s’endort dans son relax, je peins mes premières aquarelles, mes premiers paysages. 

La même année, Yves Peyré me fait rencontrer Odile Serfati, responsable de la galerie Philip à Paris. Elle vient me voir à l’atelier, mon travail lui plaît et une exposition suit peu de temps après. Très professionnelle, elle agrandit le cercle des amateurs de mon travail à la région parisienne.
Parallèlement, j’expose à nouveau au Lutrin à Lyon et je travaille beaucoup. 


1991 – Nouvelle et belle rencontre avec Micheline Ollier qui vient également à l’atelier et m’achète des dessins pour me décider à exposer dans sa galerie Berlioz à Sausset-les-Pins.
Une grande amitié se noue avec cette personne sensible et passionnée d’art. Elle me révélera dans tout le périmètre marseillais. 


1993 – Ma mère commence à vieillir, mais je ne veux guère l’admettre... Elle décline, s’affaiblit et sa dégradation me rend triste.

Elle me quitte définitivement en mai 1993. 


1996 – Je rencontre Yveline Gatau lors d’un vernissage à la galerie Atys à Aups.
J’aime immédiatement son naturel, sa spontanéité, sa joie de vivre alors que je traverse une période de vie assez sinistre...
Déménagement pour une autre maison à Aups et Yveline m’encourage dans les aménagements. Je ne me sens plus seul, elle me redonne confiance dans l’avenir, que nous partagerons bientôt ensemble...
Dans ce nouveau lieu, j’essaye de refaire mon atelier de la rue Rosette Cioffi, d’y retrouver ma lumière coutumière, mes habitudes et mon bordel en quelque sorte... J’y suis parvenu !
À présent, je m’y sens bien, j’y ai retrouvé mon intériorité, c’est mon lieu, mon espace vital. 


2000 – Trois expositions !
Une nouvelle galerie vient de s’ouvrir à Trans-en-Provence avec Stéphanie Ferrat et Jean-Pierre Sintive. De belles expositions accompagnées de lectures : un mélange artistique et poétique. J’y ferai deux expositions et un nouveau livre avec Jean-Louis Giovannoni. La fermeture de cette galerie, en 2010 suite aux inondations varoises, m’affectera beaucoup. 





Dans l’été, Béatrice Soulié nous rend visite ; c’est une femme très dynamique et d’une grande générosité de cœur. Dans sa galerie parisienne, elle avait exposé Pons, Avril, il ne manquait plus que moi pour faire le troisième ! La galerie Philip ayant fermé, j’y expose quelque temps après avec succès. 


2007 – Micheline Ollier cesse la galerie Berlioz et me fait alors rencontrer Michael Hall, qui lui en ouvre une à Aix-en- Provence... J’y expose régulièrement. 


2012 – Le 15 mars, j’ai eu 80 ans et encore plein de projets en tête.
Il faut dire qu’Yveline déborde d’imagination ! Aménagements, sorties, visites, voyages... L’an dernier : New York, merveilleux !
Je ne me sens pas vieillir, je peins, je dessine, je suis heureux.





*   *   *

Entretien avec Jean-Louis Giovannoni





J-L.G. : Je n’aurais jamais écrit «  Chambre intérieure » si je n’avais pas rencontré, dans ta peinture, ce que tu appelles, si justement, des « intérieurs »… Mais, au fait, qui y a-t-il dedans dans ceux-ci ?
G.P. : C’est une forme intérieure de personnages qui se diffuse dans… C'est-à-dire je cherche des … Ce n’est pas que je cherche, je découvre, et ça apparaît à mesure que je travaille. Je ne travaille pas d’une manière très précise. Mais c’est en travaillant que je découvre les corps. Ce sont peut-être des corps qui existent (sûrement ?), mais se sont surtout des apparences qui se diffusent dans l’espace. Des espaces vraiment hermétiques. Mais, en même temps, il y a une évasion à travers la confusion de ces espaces du fait qu’ils ne renferment aucune limite. C’est-à-dire qu’il y a une sorte de « chose » diffuse dans la matière même de la peinture, et c’est cette « chose » qui fait le tableau… (En riant) C’est la peinture qui fait le peintre pour ainsi dire !
Tu m’as souvent dit, en parlant de ta peinture, que « tu laissais monter en elle les formes » qui se trouvaient déjà, pour ainsi dire,  dans le papier ou la toile.
C’est la matière elle-même qui me fait découvrir les personnages ou les portraits. Les portraits que je fais en général, ce sont des portraits de plusieurs personnes que je vois (mais qui ne posent pas)… Ils ne sont  pas très précis dans la ressemblance. Ce sont de multiples portraits rassemblés dans un, qui font à eux tous le portrait. On peut y reconnaître une ressemblance ou pas.
Dans ta peinture, les personnages transparaissent plus qu’on ne les voit vraiment. Chez toi, il y a une sorte de  présence diffuse en dessous… qui montent à travers des formes indistinctes. Comment peins-tu tes personnages ?
C’est par le phénomène de la matérialisation de la peinture que je peux commencer un ensemble de personnages. Mais très vite – qu’ils  me plaisent ou pas – je ne les sens pas dans une position organisée, c'est-à-dire dans ce que veut la composition de la peinture… Alors j’essaye de les effacer. Malgré cela, ils apparaissent quand même, au travers… du coup je les laisse parce qu’ils me donnent, effectivement, une âme pour continuer la réalisation du tableau.
Dans tes paysages que l’on ne peut pas qualifier comme des « intérieurs », on continue quand même à sentir une sorte vibration, comme si ça bougeait en dessous ?
C’est dû à la lumière. J’attache plus d’importance à la lumière qu’à la couleur. De la couleur apparaît dans mes tableaux, c’est certain, puisque je travaille aussi avec elle, mais c’est en fait la lumière qui donne cette transparence à la matière de mes peintures.
(Silence)
S’expliquer pour un peintre, c’est très difficile. Je m’explique pas moi-même – c’est la peinture qui m’explique !
Certes, ta peinture ne raconte pas, elle n’est pas narrative, et pourtant, on sent bien qu’il s’est passé quelque chose, un événement, dans chacun de ces « intérieurs » ; un évènement qui serait resté en suspens à même la matière picturale. Un peu comme si aucune histoire ne pouvait vraiment se dérouler dans cet espace.
Mes personnages sont comme pris dans une forme de théâtre… Mes personnages, je ne les ressens qu’à travers leur propre vie… en eux-mêmes. D’ailleurs, les personnages que je mets dans mes tableaux ne rentrent pas dans l’ensemble de la composition ; ils ne communiquent pas, ils ont leur vie propre et c’est purement par la coïncidence des corps qu’il les fait communiquer entre eux. Mais ils n’ont pas une communication d’ensemble…
Se glisser dans tes personnages, comme je l’ai fait pour écrire sur ta peinture, n’est pas de tout repos –  on est plongé dans une vie incertaine !
C’est vrai que la peinture fige un peu par elle-même et, en même temps, on peut y trouver autre chose pour soi-même…à ce moment-là on crée une image dans l’image ; dans l’imagination plutôt… On imagine l’image…
 (Silence) 

Bon, je me l’explique comme ça… mais en réalité quand je peins, c’est une véritable lutte que je mène contre la matière. Lutte pour arriver à la maîtriser… Je me sens pas maître dans cette matière, elle est plus forte que moi puisqu’elle me transporte dans l’imagination, dans  l’imaginaire si on veut.

(Silence)

Merci Gilbert.


Cet entretien a eu lieu à la Médiathèque de la Trinité (06) le 13 mars 2012, lors de l’exposition de Gilbert Pastor et de l’intervention de Jean-Louis Giovannoni.