T E X T E S
Jean-Pierre Sintive
Avec
Gilbert Pastor
Rencontre
C’est en 1979 que je découvre la peinture de Gilbert
Pastor avec une toile présentée dans une exposition de groupe à Draguignan
dans le Var. Au centre de ce tableau se tient une enfant fixant inlassablement,
avec une infinie mélancolie, celui qui s’arrête devant elle. Le volume de la
tête est un peu disproportionné ; le cou, absent. Un appel muet nous
invite à la rejoindre dans la grande pièce vide sans ouverture visible. La
distance entre les regards est alors le seul moyen de nous approcher d'elle.
Saisissement.
Le
désir de rencontrer le peintre est immédiat.
Première
visite à Aups dans le Haut Var. Dans une ruelle aux maisons marquées par le
temps, celle de Gilbert Pastor, étroite, silencieuse. Il m’accueille avec
timidité ; sa mère est là, très présente, comme « centrale ».
Des chats partout. Nous montons au deuxième étage : des livres serrés,
poussiéreux, presque ancrés dans les murs comme les tableaux et les reliquaires ;
la surface des murs n’existe plus. Un étage plus haut, par l’escalier sombre
gravi la tête baissée, je découvre l’atelier, d’autres toiles, des dessins.
Toujours la même intensité et la certitude que quelque chose d’unique se passe
là.
Par la suite, les rencontres et les échanges se
multiplient. Je me rends aussi aux expositions personnelles de la
librairie-galerie La Touriale à
Marseille en 1982 puis à celle de La
Villa R. en 1984. A cette occasion, j’écris le texte suivant qui sera
publié par Frédéric Valabrègue dans la première plaquette consacrée à Gilbert
Pastor :
Les
apparitions de la matière
Les personnages de Gilbert Pastor sentent, transmettent la lumière de l’invisible, de l’en-dedans ; ils se donnent à voir clairement, en transparence ou dans l’effacement de la matière. Cette matière, parfois re-prise en partie ou dans sa totalité, parvient à créer des lieux d’opacité lumineuse, des évanouissements de formes et d’étendues. Ses créatures, d’une présence troublante et persistante ne représentent pas des femmes. On pourrait dire plutôt que les femmes sont des personnages, de la matière neutre, des apparitions, des apparitions de la matière. Il en est de même pour les enfants : leurs regards effarés sont réels comme le nôtre (au moment de la rencontre avec la toile) qui se saisit de leur chair, de leurs yeux et se dilue dans les murs, dans l’origine du fond, dans le regard premier du peintre.
Souvent, des angles de pièces brisent l'espace du tableau. Ils nous durcissent l'œil. Nous regardons fermement les corps nus et mous, les tissus gonflés sous la peau du ventre, des cuisses. Partout les silences prennent place, ils sont peints et le bruissement du pinceau cesse, imprévisible, quand la toile avale sa langue et se referme.
Dans les tableaux de Gilbert Pastor, l’air aussi est peint comme si de lentes années d’étuve s’étaient collées, épaississant les murs. Le peintre sait que « dehors » existe mais il n’en donne pas souffle à ses personnages. L’air est devenu si épais qu’il porte ses sujets et ses objets (un lit, une chaise, un jouet) dans sa propre matière. Ce volume particulier me fait songer aux textes de Joë Bousquet, blessé à la guerre en 1918 et alité sa vie entière. Ainsi ce titre : Lumière infranchissable pourriture. Ou ces lignes du Meneur de Lune :
«Nue, elle devient réelle, inoubliable comme le jour. Elle ne rit plus, étendue sur ton lit elle est l’eau dormante de son rire. A sa prière, tu as éteint toutes les lampes, et le visage penché sur ses genoux, tu as distingué les dessins du tapis, puis ses cuisses, il y avait dans les ténèbres une nuit moins épaisse que dans tes yeux. Elle était si présente que tu n’avais pas besoin de la lumière pour la voir ».
Dans les intérieurs de Pastor, sous l’air tapissé des pièces, des présences restent visibles en filigranes ; elles sont la mémoire de l’oubli, son passage.
Me parlant de ses reprises, ses disparitions, le peintre me laissait entendre qu’il se souvenait du "dessous".
Il est le seul à pouvoir re-voir sa peinture de derrière ses yeux.
***
La même
année, je propose à Gilbert Pastor la lecture du manuscrit L’approche de Pierre-Albert Jourdan sollicitant une intervention de
sa part pour le tirage de tête publié aux Editions Unes dont je m’occupe. Il
accepte avec hésitation et réalise un portrait de l’auteur en frontispice ainsi
qu’une série de dessins originaux pour cette édition. Suivent alors d’autres
livres avec Bernard Noël : Fables
pour ne pas et Extraits du
corps ; à chaque fois il réalise
un travail différent, dans l'épaisseur du texte. Vient ensuite la rencontre
avec Jean-Louis Giovannoni et le même désir de travailler avec lui ; de
cet échange, naîtra une suite de poèmes : à Gilbert Pastor (L’Ire des Vents, 1987) suivie d’une rétrospective
à la Tour Charles Quint au Muy accompagnée d’une lecture de l’auteur. Leur
complémentarité se poursuivra sous la forme de six livres mêlant poèmes et
peintures jusqu’au tout récent ouvrage de Giovannoni intitulé Envisager sous les portrais de Gilbert Pastor (Lettres
Vives, 2011). D’autres expositions régulières : Lyon (Le Lutrin) avec le
suivi attentif de Paul Gauzit de 1977 à 2002 devient à l’époque son principal
galeriste. Très attentive également la galerie Berlioz à Sausset-les-Pins avec
le travail de fond de Micheline Ollier qui donnera à voir une dizaine d’expositions
en quinze ans. Bien représenté également à Paris (Galeries Pierre Robin, Philip puis Béatrice Soulié) qui contribuent
à faire connaître l’œuvre du peintre. Une galerie récente d’Aix-en-Provence, Ardital, lui offre ses cimaises chaque
année depuis 2007.
Le
troisième numéro de L’œuf sauvage dirigé
par Claude Roffat lui consacre sa couverture ainsi qu’un important dossier. De
nombreux poètes écrivent sur sa peinture ; outre ceux cités précédemment,
on peut relever Christian Gabriel(le) Guez Ricord, Frédéric Valabrègue, Christian
Tarting, Yves Peyré ou Louis Pons.
Après Bruno Schulz, Morandi, Michaux et Artaud au musée
Cantini à Marseille, après Dubuffet,
Bettencourt et Réquichot au château de Tanlay dans l’Yonne, il serait bon que
le nom de Gilbert Pastor soit mis en lumière dans le cadre d’une grande
rétrospective et qu’une monographie de l’œuvre soit enfin établie.
Entretien
JEAN-PIERRE SINTIVE: Parlez-nous un peu de vos premières années
GILBERT PASTOR :
Je suis né à Marseille en 1932 ; j’habitais seul avec ma mère. Mon père
est décédé quand j’avais deux ans. Nous étions dans un très petit logement vers
la place d’Aix. Pendant la guerre, ce sont mes grands parents qui s’occupèrent
de moi à Mane dans les Alpes de Haute Provence. De retour à Marseille, après
une courte scolarité, je me suis inscrit aux Beaux-arts un peu contre la
volonté familiale. De quinze à vingt ans, j’y étudiais les plâtres, les croquis
au fusain et les nus d’après des modèles vivants. J’avais une grande passion
pour le dessin ; dès l’âge de quinze ans, je savais que ma direction était
prise, que j’y consacrerais ma vie. Mes yeux étaient devenus comme un appareil
photo, ils captaient tout ce qu’ils voyaient. Je dessinais n’importe quoi, tout
ce qui se présentait à moi : des choses, les maisons, la rue, des
personnages. C’était comme inconscient.
Avez-vous exercé un métier ?
Non,
jamais. Je faisais de temps à autre des petits travaux comme peintre en lettres
par exemple, mais uniquement pour des besoins utilitaires.
Quelqu’un vous a-t-il encouragé ?
A l’âge
de dix-sept ans, j’ai rencontré Boris Bojnev qui était d’origine russe, il
avait une cinquantaine d’années et habitait une petite maison dans laquelle il
écrivait des poèmes, réalisait des assemblages ou des reliquaires. Il ramassait
des bois, des pierres, des objets et dénichait des peintures
« naïves » et « primitives » chez les brocanteurs qu’il
ranimait pour en faire des compositions encadrées de divers tissus et
matériaux. Il projetait sa poésie sur les personnages et les objets puis dans
sa peinture. Sa vie était un tout. C’était un donneur d’énergie, de matières
éveilleuses et je crois que ces sources d’énergie ont mis les miennes en
écoute. J’ai beaucoup appris à ses côtés surtout sur le sens de la composition
et des encadrements ; il m’a ouvert l’espace visuel et la route qui
deviendra la mienne.
Qu’est-il devenu ?
Nous
nous sommes vus souvent, je lui montrais mes dessins, il était surpris,
intéressé. A sa mort, en 1969, il me laissa son œuvre. Comme il avait toujours
rêvé de présenter une exposition d’art naïf à partir de sa collection, j’en
parlai à Lucien Henry de Forcalquier qui réalisa quelques années plus tard un musée
Bojnev que l’on peut toujours visiter.
Est-ce à cette période que vous avez quitté
Marseille ?
Oui,
nous avons déménagé à Aups dans le Var ; j’avais là mon premier atelier
sous les toits au troisième étage d’une vieille maison. C’est dans ce lieu que je
devais développer la peinture à l’huile. Je peignais des personnages, des
portraits. Les encadrements demeuraient encore très influencés par ceux de
Bojnev.
Nicolas
Valabrègue est venu un jour avec un ami Lyonnais qui a aimé mon travail. A son
retour, il en a parlé à Paul Gauzit qui me rendit visite et apprécia beaucoup
mes tableaux ; c’était en 1977. Dans l’année il organisa ma première
exposition au Lutrin à Lyon.
Dans vos tableaux
anciens, on voit souvent des enfants ; il est très difficile de leur donner
un âge...
Ce qui est important
c’est que le personnage soit petit au milieu d’une grande pièce à la fois
présente et absente. La pièce fait alors partie du personnage, c’est comme un
deuxième corps, quelque chose de vivant.
Sont-ils
masculins ou féminins ?
Ce sont des corps,
plutôt. Ce qui m’intéresse c’est qu’ils soient en situation par rapport à
l’occupation de l’espace.
Sont-ils toujours
dans des lieux clos ?
Oui, un peu hermétiques même ; ce qui donne un champ
de profondeur aux personnages qui ont les uns avec les autres une
correspondance accidentelle.
Lorsqu’on regarde
les personnages de vos tableaux sur une vingtaine d’années, on les voit passer
d’une certaine rondeur à un décharnement proche parfois de la mort...
Avant, j’attachais plus
d’importance à la chair ; j’avais besoin de remplir un espace, puis ces
corps ont changé d’état, ils se sont transformés. Ils sont devenus des
personnages avec une certaine existence dans le lieu où ils occupent leur
situation respective. Je suggère davantage, ce qui donne cet aspect parfois
décharné mais ils restent naturels et vivants
Certains d’entre
eux ont l’air effaré, qu’ont-ils vu ?
Ils sont dans une
situation que je ne peux définir mais je sais qu’ils n’ont pas peur. Les lieux
où ils évoluent sont apparemment paisibles, ils ne sont pas menaçants, il n’y a
pas de tragique derrière.
Détiennent-ils un
secret ?
...
Acceptent-ils leur
condition ?
Ils ne sont pas
résignés. Ils n’acceptent pas
totalement leur situation.
Dans vos tableaux,
vous ne peignez ni porte ni fenêtre ni issue ; comment entrent, sortent et
respirent les personnages ?
C’est comme la lumière,
on ne sait pas d’où elle arrive. Je ne me pose pas la question. Il n’y a pas de
source réelle à tout cela, la lumière aussi est hermétique. Ce sont peut-être
les corps qui la diffusent.
Cependant certains
de vos personnages semblent vouloir s’échapper, ils se mettent à courir
précipitamment, à voler...
Ils passent simplement.
Le corps se dilue alors dans leur mouvement, dans l’espace, laissant une trace.
C’est un passage, une
transparence.
Voulez-vous leur
donner une idée de mobilité ou d’immobilité ?
Je n’attache pas
d’importance à ce phénomène. Chacun a sa place dans un lieu, ils sont parfois
témoins de quelque chose et réagissent.
Comment
apparaissent-ils ?
Je travaille sur des
toiles de lin brutes que j’enduis moi-même avec un fond puis tout est mis en
œuvre pour arriver à un résultat. Les doigts, les mains interviennent, je
dessine et peins à la fois jusqu’à ce que les premiers personnages puissent
sortir d’une sorte de matière et de couleur. C’est la matière qui révèle à
mesure les personnages dans la masse du tableau. Je ne commence jamais par un
dessin précis mais je construis et détruis sans cesse pour laisser surgir les
formes. Je suis directement tributaire de la matière, elle me donne le chemin à
suivre.
Il y a des jeux de matières qui
viennent ou ne viennent pas. Si les personnages interviennent malgré moi,
j’essaie de les effacer mais ils continuent toujours d’exister, d’être présents
dans l’épaisseur de la matière. Ils jouent dans la composition et leur présence
s’impose parmi les autres. Ils se correspondent
simplement car ils sont dans un lieu, rassemblés. Je n’arrive pas à
supporter le concret, il faut qu’il se dilue dans la lumière.
Je travaille dans une matière
uniforme, une couleur neutre, homogène, par des glacis, des recouvrements, des
superpositions.
Quelles couleurs
utilisez-vous ?
J’ai réduit ma palette à
six ou sept couleurs qui sont le rouge vermillon, les jaunes, les terres de
Sienne et d’ombre, un bleu de cobalt ou d’outremer et bien sûr le blanc de zinc
ou de titane et un peu de noir. J’utilise également des pigments secs. La
couleur, je la fais par rapport à l’ombre et à la lumière, ce qui donne cette
tonalité homogène aux tableaux.
Avez-vous peint des tableaux sans
personnages ?
Oui, quand je commence
je ne sais pas ce que je vais saisir ; je ne suis pas nécessairement
maître des apparitions. Je cherche la forme à mesure que je dessine et petit à
petit par le trait et l’estompage, ils apparaissent ou non à travers la
matière. Tout peut se diluer ou prendre forme.
Et les
dessins ?
C’est le même chemin
mais la technique est différente ; j’utilise le crayon et le fusain avec
l’aide d’un chiffon pour effacer ou laisser apparaître. A la fin, je les enduis
de cire.
Travaillez-vous
d’après photo ?
Non, tout est
imaginaire.
Quel est votre
rythme ?
Pour l’huile, je
travaille toujours avec la lumière du jour donc trois à quatre heures par jour
dans mon atelier. Pour les dessins, c’est différent, je vais parfois dans les
collines pour les paysages ou dans ma chambre.
Combien de tableaux
avez-vous peint ?
C’est difficile à dire,
environ 350 toiles plus de nombreux dessins.
Vous utilisez des
maquettes que vous réalisez vous-même, pouvez-vous me dire leur rôle ?
Cela a changé mon
espace. Je confectionne des maquettes en carton que je découpe et plie pour en
faire une pièce avec des cloisons ; j’ai fabriqué un petit lit avec drap
et oreiller que j’installe dans la maquette. Elle est située derrière moi et je
regarde l’ensemble à travers un miroir placé à droite de mon chevalet. La
lumière, variable, provient d’ouvertures aménagées dans le plafond. Cela a
bouleversé toutes les proportions : la perspective et mon œil ont changé. C’est comme un passage que l’on
traverse pour aller d’une dimension à une autre, comme si l’œil était le miroir
qui se départagerait avec la réalité de l’image en devenant le voyageur de sa
propre vision.
Pourquoi
peignez-vous souvent un lit ?
C’est un peu
symbolique ; c’est l’objet principal de la pièce, il m’attire avec le drap
blanc qui me donne une lumière pour mes tableaux. Ce n’est pas un objet
accessoire. C’est le présent de la naissance, du rêve et de la mort.
Vous appelez ces
tableaux des intérieurs ?
C’est l’intérieur dans l’intérieur. Les personnages, par
et dans leurs expressions, leurs regards, leurs gestes, ne sont pas des
projections extérieures mais intérieures.
Jean-Louis
Giovannoni, dans son livre intitulé « Chambre intérieure » qu’il vous
a dédié, écrit : « On ne sort pas, on entre toujours ». Partagez-vous ce sentiment ?
Oui, tout se retourne
toujours vers l’intérieur. Même lorsqu’il y a un espace qui marque une limite,
il renvoie la personne à elle-même. La peinture enferme un univers ; on
peut juste supposer qu’il existe d’autres univers en dehors de la présence de
ce lieu.
Bernard Noël, lui,
écrit à propos de vos toiles : « La présence sort du corps et pénètre
en nous sans passer par la vue »
Elle sort du corps pour devenir une présence intérieure.
Le corps est extérieur mais la présence et la personne sont à l’intérieur du
corps lui-même.
Pour en revenir au
regard, vous avez dit dans le film de Jacques Malaterre en parlant d’une photographie
de femme du XIXème siècle qu’elle avait un « regard dedans »...
C’est une photographie
au visage intimiste, très profond . Dans les portraits, j’aime le regard
intérieur ; j’essaie de lire à travers la morphologie et les traits du
visage sans toutefois m’y projeter.
Avez-vous des
rapports privilégiés avec les écrivains ?
C’est très important.
J'ai une relation très proche à la poésie, à l’image de l’écrit. Bernard Noël
et Jean-Louis Giovannoni que vous venez de citer travaillent aussi dans un monde
intérieur.
Dans votre
bibliothèque on trouve des ouvrages de Kafka, Georges Bataille, André de
Richaud, Simone Weil, Malcom de Chazal, Claudel ou Kierkegaard... Vous ont-ils
influencé ?
Je ne crois pas, j’ai
des goûts très divers. De temps à autre j’achète encore des livres chez les
bouquinistes mais je lis moins qu’auparavant.
Qu’en est-il des
peintres ?
...
Rouault ?
Oui.
Goya ?
Evidemment. (rires)
Aussi Velasquez, Rembrandt...
Et Balthus ?
C’est bizarre, mais non.
Et chez les
contemporains ?
Là, c’est plus
difficile... (rires)
Comment êtes-vous venu aux natures
mortes ?
C’était en 85 ou 86, je
travaillais sur une grande toile pensant réaliser un intérieur mais je n’y
arrivais pas. J’avais peint une petite table à la place du lit ; alors
j’ai ajouté un drapé sur cette table puis un pot. Il ne reste, sur ce tableau,
qu’un seul personnage seul à côté de cette première nature morte.
J’ai été poussé malgré moi,
j’avais besoin de m’échapper.
Des objets simples se sont
ensuite imposés : bouteilles, potiches, des bois ronds ou ovales ... le
drapé sur la table ou la commode continue de faire la parenté avec celui du
lit. A présent les objets de ces tableaux sont comme des personnages. Je
continue les intérieurs par des natures mortes avec le même jeu de la
matière ; les objets sont aussi des corps. Il n’y a plus de cloisonnement,
plus de limite, parfois je serais tenté d’en fixer une derrière.
Voyez-vous une nouvelle orientation dans
votre travail ?
Je vous vois venir
Jean-Pierre... je sais que vous aimeriez que je peigne des paysages comme le
seul que j’ai fait et qui vous a plu...
Oui, peut-être, un jour...
Cet entretien a été réalisé oralement
le 15 août 1995
à Aups chez Gilbert Pastor.
* * *
Textes de Gilbert Pastor
Le silence
J’aime beaucoup le calme. Je crois que le silence est une disponibilité à travers les moyens que l’on se donne dans une volonté, pour se trouver un temps à soi ; consciemment ou inconsciemment pour chacun de nous c’est une nécessité.
Le silence est une force, ou plutôt une fertilité pour beaucoup de choses. Besoin de s’en nourrir, le silence est toujours occupé par une action en générale passive.
La couleur
La couleur est insaisissable, comme la durée pour moi, c’est la lumière ; et plus je regarde la lumière plus la couleur se dilue.
Je ne reconnais la couleur de ma peinture qu’à travers la lumière. J’ai l’impression que la couleur est trop arbitraire, on peut tricher avec la couleur, avec la lumière jamais. On ne peut pas.
Parfois la couleur me fait peur ; j’ose à peine l’employer, sauf comme une complémentarité entre les valeurs de l’ombre et de la lumière.
Le miroir
Je ne saurai exactement le définir comme une chose concrète, mais plutôt un passage que l’on traverserait pour aller d’une dimension dans une autre, comme si l’œil était le miroir qui se départagerait avec la réalité de l’image en devenant le voyageur de sa propre vision.
Extrait d'un entretien
- Gilbert Pastor, vous vous dites tributaire de la matière qui arrive par le pinceau, la couleur ?
- Pour moi, c'est une expérience perpétuelle : j'essaie toujours... Au fur et à mesure que j'avance, je fais des découvertes ; des espaces que je n'imaginais pas arriver à faire... Au bout de deux heures, c'est fini : je ne vois plus rien, tout se brouille... Il n'y a pas de titre parce que c'est une peinture qui se perpétue à travers d'autres peintures : un acheminement. Un titre fixerait la chose, priverait les gens de leur interprétation... La première nature morte que j'ai faite était dans une grande toile, un intérieur avec des peronnages. Mon galeriste l'a trouvée très belle ; moi, je n'osais pas la lui montrer...
Texte de Bernard Noël
Texte de Pierre Vilar
Pastor fido
Fidèle à ce
qu’il voit, le peintre nous invite à entrer dans les trois espaces distincts
qui fondent la proximité des images peintes et du rêve : la profondeur
sans nom marque nos limites comme un mur de caverne, le dehors s’ajuste en
halo, à l’apparition de la lumière, et l’entre-deux s’inverse au chiasme d’une
apparition suspendue, qui est proprement l’air visible, le chant du temps qui
habite là. Devant ces images peintes ou dessinées dans la mine, on ne sait plus
avec certitude ce qui est de l’ordre du personnage, notre reconnaissance
infinie d’un œil devant le nôtre, aussi inquiétante que familière ; ce qui
est de l’ordre du mur, de la maison, de la chambre obscure, après tout notre
lieu, depuis l’obscur renversement rétinien du faisceau extérieur, jusqu’aux
architectures qui nous protègent du grand dehors sans paupières. Fidèle à ce
que nous voyons, nous voici contraints d’envisager
aussi bien le mur que le personnage. L’école byzantine dont l’icône orthodoxe a
transmis l’exigence engage une attention de cet ordre pour les fidèles, la
manifestation qui forme son mystère unit de façon insoluble la paroi et la
face, le corps montré en suspension et l’or ou l’obscur du fond qui se tient,
vertical, proprement en extase.
À cheval sur
l’air que traverse la couleur, une figure habite donc ces images closes ;
elle n’a pas vocation à prendre consistance. Rien qui pèse ou qui pose, et
cependant le voyeur a surpris mieux et plus qu’un fantôme dans cette
apparition. Si les visages pensifs des tombeaux latins et des stèles étrusques,
si le penchant doré des icônes byzantines manifestent un visible qui traverse
la mort, par ce mouvement transparent qu’on nomme épiphanie, le corps qui tient
ici son assise improbable est traité par le peintre comme on traite un objet.
Avec la réticence, la mesure d’absence qui caractérise, depuis les paysages de
Claude Gellée jusqu’aux bouteilles de Morandi, l’approche des objets visibles
si délibérément confondus dans la paroi de l’air. La main de Pastor reste
fidèle également à l’immédiate résistance de la saisie optique, à son reflux
constant.
À voir ces
dessins que l’on croirait issus de quelque manière noire à son tour inversée,
ces toiles petites qui enclosent des parois plus petites encore, on croirait que la révélation est proche
d’une présence enfin stoppée, surprise : comme au bain le négatif se
change en lumière probante, en épreuve arrêtée. Diane enfin percée par le trait
d’Actéon, plein cadre. Mais non. Transitoire, le regard doit se tenir à ce
qu’il est, un trajet sans fond, sans fin, grappillant ses poussières dans le
faisceau énergumène qui passe sous la porte, qui s’abouche en colonne dans
l’angle du volet. Ce n’est pas un mur qui l’arrêtera, certes, et le drap fait
écran à titre provisoire. C’est le chien-loup du soir, le doigt gris du matin,
qui repoussent dans le lit clos ce corps d’enfant troussé, cet œil de femme
vieille, et la lune du roux éclaire une jambe suspendue qui se lave debout. On
verra ce qu’on verra, mais le chevalet du temps occupe tout l’espace, et
il recule encore le moment de tout voir :
immense scène primitive d’où se retire toujours la clef dans la serrure. La connaissance du soir, aurait dit J. B.,
la main étirée sur le drap froissé.
Fidèle enfin au
très lointain souvenir d’un drame qui s’est joué là, sans doute, à portes
fermées, pour dérober aux autres le corps nu, le vieux tissu grillé des nuits
mortes, le brin sali d’un pauvre trésor, dans un tiroir, dans une boîte où le
voyeur n’aurait, quoi qu’il en ait, jamais le dernier mot. C’est en Hollande,
dit-on, que la nature morte fut nommée : vie tranquille. Ici, dans ces
pièces où le mur se change en un poussier, la nature lumineuse a choisi de
rester au-dehors, pour laisser toute place à ce qui est sans nom. Et pourtant
elle est là, qui transparaît dans l’entre-deux des couches successives, dans la
traînée des lèpres, c’est sa lumière qui vient comme par-derrière agencer la
présence au plus sombre du huis-clos. Source intranquille des confusions et des
doutes, la lumière a blêmi dans les images fidèles de Gilbert Pastor, au récit
muet des choses disparues.
Cosa mentale, certes,
qu’il va falloir pourtant envisager encore comme le lieu d’une scène véridique,
le décor même du secret. Chose réelle, et comment… Il y a chez ce peintre une familiarité
concrète avec ce qui n’a pas de nom, et que le geste seul, qui efface ce qu’il
trace, peut rendre par son métier, avec l’insistance contrôlée d’un très ancien
métier, proche parent du souci pastoral. Un geste désappris, épouvantablement
nouveau, furtivement archaïque. Fidèle comme à l’amour. L’amour, écrivait H.M.,
est une occupation de l’espace.
* * *
Texte de Christian Gabriel/le Guez Ricord
I
Ici, c’est au
cours du songe que sont prises les décisions véritables. Ainsi de ces figures comme
teintes de la lumière des limbes et des tendresses perdues. Elles semblent ne pas
vouloir cesser d’apparaître, glyphes mêmes de la solitude et du désir. Ces
êtres consentent à l’irrémédiable, à un désarroi innomé et ils sourient ou
appellent de l’oeil. Les tons sont délavés, il n’y a plus de temps pour la souffrance
et pourtant ces êtres veulent parler, nous parler comme s’ils détenaient un
secret. La sphère qu’ils occupent est sans adresse comme l’irrévélable.
II
Une peinture qui est aussi ce qui reste
d’un récit aujourd’hui disparu, né parmi les fétiches, les reliquaires
indéfinis, les emblèmes, les livres anciens et les retables d’une petite
demeure dont la configuration n’a pas d’autres référents que les strates sans
définition de ce qui est perdu.
L’atelier de Gilbert Pastor est en fait
un Mutus Liber. Gilbert Pastor aurait donc transcrit les notes du voyage
interdit, celui où l’on pourrait citer la mort de mémoire.
Ainsi de ses scènes qui ne correspondent
plus à un inconscient mais à une dramaturgie constituante qui définirait plutôt
à un calcul caché, et peut-être tragique : cette certitude que l’au-delà
et ses ombres ne seraient pas au-delà, mais simplement dans la pièce à-côté.
Gilbert Pastor a oublié sons secret parce qu’il a voulu le garder comme un
tableau que l’on a détruit, que l’on a maudit et qui était pourtant le clef de
cet à-côté absolu.
* * *
Poupées
d’ombre
Rigoureusement cadrée, comme
saisie sur la scène d’un théâtre désaffecté, l’œuvre de Gilbert Pastor se
nourrit de situations instables, d’ambiguïtés, de bords de crise. Elle en
témoigne en termes allusifs, en ellipses où les intérieurs, les objets, les
mouvements du corps, fragiles, évanescents, semblent sous le coup d’un envoûtement,
sous la mainmise d’un hors-champ tissé de menace et de fascination. Elle évolue
dans une obscurité essentielle ; le trouble est sa loi : couleurs
éteintes ou estompées, voiles des contours, corrosions du gris lui offrent ses
résonances crépusculaires – son aura de lumière fanée, douce-amère. La figure
paraît toujours surprise par ses toiles ; elle induit le voyeurisme :
visages tremblés, effarouchés d’êtres androgynes, décors violés dans leur
déréliction, leur faillite, souvent redoublés par la marque quasi funéraire
d’une marie-louise tendue de drap élimé ou de papiers atones, femmes-enfants
demi-nues aux traits pâlis, empoussiérés, le regard capté entre fuite et
avidité du dernier instant. L’érotisme est ici une donne presque secrète,
insidieusement serrée au jeu des présences brouillées de corps qu’elle macule
des projections de leur vieillesse, à leur appel, leur demande d’être guettés,
leur jouissance comprise dans l’effraction de la vue, sa chaude dévoration de
la peau : il est d’obsolescence et
de stupeur. Morbide sans tragique ; nous disant, par les poupées d’ombre
de sa scénographie : « Verrà la morte e avrà i tuoi occhi. »
* * *
Poème de Yves Peyré
Sur
une peinture de Gilbert Pastor
L’enfant blême
au visage de chambre,
celui qui vient
et ne vient pas, voilà qu’il étouffe
sa peur,
la buée du sanglot
retombe
en tentures légères
qui ne masquent rien.
L’ouverture
des
yeux d’innocenec
et le tumulte
du regard à l’assaut
des vestiges,
toute l’ampleur géométrique du rêve.
De passage sur la terre,
il heurte
d’un faible coup d’épaule
le théâtre du réel,
le cri
s’allège en murmure et les hommes
et les objets usuels
gagnent
en rumeur le frisson des oiseaux.
Le suspens
d’être à l’orée du sommeil
et le linge des femmes
que l’on pressent et des mains
qui ne touchent pas.
Eperdu
parmi la multitude du dedans,
l’enfant
au grand regard
marque le seuil d’un outre-jour.
Déjà, en un plus fort silence
il s’efface
et, nous, nous voyons.
Texte de Frédéric Valabrègue
Anatomie du désir
Ça
commence par une conviction : la vérité démunie qu'on doit en peinture n'a rien
à voir avec de l'intellection. Elle n'est pas construction, pas articulation ( son
modèle n'est pas le langage ) ni argumentation chargée de cadenasser un
raisonnement. Elle n'est pas la vérité des stratégies de pouvoir. Elle n'a pas
d'argument. Elle se donne comme un visage. Elle est élan et désir au-delà de
toute possibilité d'énoncé. Ce mot de vérité semblerait bouffon, alors peut-on
parler de vérité par défaut, filtrée par tous les doutes ? Jeune homme, Pastor
a ressenti de la révolte contre tout ce qui, dans la peinture, s'avérait de
l'ordre de la formule, du programme ou d'une théorie immédiatement reconduite
dans une pratique. Il s'en est méfié comme d'une position d'autorité
tendancieuse et oppressive. Il a été critique vis-à-vis d'une modernité qui
instrumentaliserait une pensée ou ramènerait la peinture à une équation
mentale. Son instinct l'a porté à la reconnaissance des différents
primitivismes. Il a été renforcé et inspiré dans ses choix par sa rencontre
avec Boris Bojnev qui a été son guide. De trente-cinq ans plus âgé que lui,
venu de Saint-Pétersbourg et installé à Marseille, Bojnev a apporté à Pastor cette
certitude : le monde des arts reflète les manœuvres d'intimidation et de
coercition qu'on retrouve partout dans la société. La logique des avant-gardes
est celle du coup de force. C'est que Bojnev avait fui une révolution en
laquelle il avait cru. Il fuyait la violence bolchévique qui allait s'abattre
sur les anarchistes et les socialistes révolutionnaires. Lui-même était d'abord
poète, proche des acméistes. Il avait été marqué par le primitivisme populaire
des années treize et quatorze avec
Larionov et Gontcharova, et avait eu pour modèle «le caractère émotionnel de
l'art paysan et de l'icône». Le primitivisme russe, bien plus que sur la
redécouverte de l'art scythe, s'appuie sur l'icône et les arts populaires. Il a
eu comme artiste principal le peintre d'enseignes géorgien Niko Pirosmani. A
travers son amour de l'icône, Bojnev a toujours affirmé son spiritualisme.
Pastor est l'héritier de cette double tendance : primitiviste et spiritualiste.
Pendant des années, il a fourni à Bojnev des tableaux que celui-ci prolongeait
d'un environnement d'objets et de collages désignées du nom d'aura.
Au
début des années soixante, Pastor dessine et peint des intérieurs et des nus.
Comme Bojnev, dont il est l'assistant, il encadre ses peintures à l'aide d'un
environnement de matériaux divers : tissus, bouts de métal, lambris,
papiers-peints etc. L'assemblage, autour de la toile proprement dite, la
prolonge et en renforce le climat. Ces matériaux sont souvent tirés du monde
que Pastor représente. Car il s'agit pour lui de faire resurgir de la mémoire
une zone d'intensité : celle proposée par la rue chaude ou la chambre de passe.
Il ne cherche pas une image précise mais un ensemble de sensations. Il
représente un lieu - un intérieur - et une situation : le corps obscur, presque
effacé, apparaissant au désir. Pour Pastor, la peinture commence par la vision
et finit par elle. Elle reconstitue ou répète un choc qui nous sort de
nous-mêmes. Le regard est une rupture, la chose vue une effraction. Ce choc, on
veut l'imprimer, le faire nôtre, alors qu'il est menacé par l'éloignement et
l'extinction. Pastor peint cet éloignement, la dernière lueur jetée par une
apparition qui se dissout. Sa peinture cherche à retenir un dernier feu sur
lequel on soufflerait pour qu'il se réveille à peine. Si l'obscurité règne sur
la plupart des tableaux des années soixante-dix, c'est parce que le choc dû à
des images autrefois entraperçues ne propage plus que de faibles vibrations. De
la théorie d'Einstein, le vulgarisateur retient l'image de ces étoiles déjà
mortes dont la lueur arrive encore à nos rivages. Cet éloignement d'une
Marseille maintenant liquidée, de quelques ruelles aux apparitions crues et
sauvages, est signifié par l'espace même du tableau où la figure donne
l'impression de se perdre ou d'être perdue. On connait l'opinion des
prostituées : s'il se passe quelque chose, c'est dans le premier regard.
Ensuite, il n'y aura plus aucun frisson. Rien ne ressemblera plus à ce
qui-vive, cette alarme où un instant s'accroche. L'érotique du sexe vénal se
joue en une seconde. C'est épuisé dans le feu de paille d'un coin de rue dont
l'angle est déjà tourné. On a tous en nous un capital ou un trésor de choses
vues que la mémoire et l'obsession transforment en mythes. La rémanence est une
fumée qui se déplace, s'agglomère à d'autres éléments : des photos par exemple
ou des reproductions. L'apparition de la rue chaude ou de la chambre de passe
est secondée, soulevée par des images collectionnées dans les magazines et par
des photographies. Pastor collectionne les visages. Pour lui, un visage, c'est
le contraire d'un signe ou d'un symbole. C'est le contraire de la ressemblance.
Ou ça ressemble à la surprise de la première fois. Visage : celui dont je suis
le seul à voir la beauté, la gravité ou la malice. La beauté, celle qui passe à
travers tous les critères, qui est au-delà du jugement esthétique. Et autour de
ces visages ou du souvenir de ces visages ravivés par la photo - ce sont des
compagnies, pas des modèles à imiter -, Pastor invente des corps et des lieux.
Il habille un visage avec un corps et une chambre. Il n'est pas étonnant de
rencontrer dans l'atelier, à côté de la peinture en train de se faire, une
photo ou un collage. Un dessin aussi parfois. Le souvenir est réajusté ou
détourné par un stock d'équivalences très larges. On ne se souvient plus de la
chose vue mais de la photo qui en a
fourni une équivalence amplifiée. Comme il y a un visage exact, il y a un corps
juste puis un lieu approprié. La pièce constitue l'armature de la scène. C'est
dans la boîte. Le mur est ce palimpseste qui, à l'exemple de celui de L'Atelier
de Courbet, contient toutes les possibilités de figuration. Le vieux mur est
matriciel, comme il est suggéré dans la célèbre observation de Léonard. La peau
plutôt que la chair - elle n'est pas loin du linge - a exactement le même rôle
matriciel que la matière écaillée du mur. Le désir investit dans l'indice.
Notre regard va romancer l'esquisse, nourrir l'ombre d'inquiétudes ou
d'étreintes. La chambre de passe n'est pas loin de la chambre funéraire. Il y a
une messe, une liturgie. Ça ne se passe pas bien. Peintures très muettes (
c'est d'Alphonse Allais : «nature très morte» ? ). On sent que tout ça se fait
en silence. Ou que ça murmure et chuchote. C'est ce qui ritualise la scène.
Une
peinture ou un dessin de Pastor est un brouillon infini dont les éléments se
fixent à regret. Dès qu'ils se précisent, c'est pour s'estomper à nouveau,
perdre leurs contours. Sa recherche est particulièrement éloquente dans ses
dessins à la cire. Il dispose un peu d'ombre et de lumière à l'aide d'un
chiffon enduit d'un mélange de cire et de pigment brun ou ocre. Dans le jeu de
l'ombre et de la lumière, une figure se distingue qu'un trait de crayon ou de
mine de plomb vient préciser. C'est presque de la divination ou de la lecture
dans le marc de café. Ça n'est pas loin des dessins médiumniques de Hugo. Dès
qu'une figure apparaît, c'est pour être effacée par le chiffon et la cire.
C'est mobile. Le dessin erre à la surface, va chercher dans les profondeurs un
trait enfoui. Aussi un trait ne cherche-t-il pas tant à préciser qu'à saisir
une possibilité de mouvement, une limite en pointillés qui permettra de
recentrer un instant le regard. Dire que le dessin se cherche, c'est un moindre
mot. Il faut donner à la fois le corps et son ombre ou plutôt son caractère
insaisissable. Là encore, dans cette mobilité d'eau, ce qui décide de
l'achèvement est la reconnaissance d'un «être-là» dans ce qu'il a d'unique. Le
dessinateur ne poursuit pas un fantasme ni une érotique : il traque ce qui va
suspendre la répétition et lui offrir un moment de dessin imprévisible. Ce
n'est pas le bon dessin qui est retenu, ni celui qui ressemblerait à une
formule stylistique, mais le moment où un surgissement imprévu fait de
l'artiste le premier spectateur et témoin. Parfois, devant une de ses
meilleures réussites, on entend Pastor s'écrier : «Ça, je ne pourrai jamais le
refaire !». C'est vrai. Peindre et dessiner consistent à lancer les dés ou un
filet le long des berges. Sur la toile, c'est pareil. La peinture est souvent
le résultat d'une peinture abandonnée. On parle de présence fantomatique (
comme cette petite fille en lévitation traversant rapidement la pièce et la
toile ) alors qu'il s'agit souvent d'une juxtaposition de fragments, d'un
montage fortuit d'intentions discontinues. A l'écoute de l'accident, aux aguets
de ce qui survient. Un des meilleurs portraits de Pastor est une figure sauvée
du recouvrement. Mécontent d'un visage, il était en train de l'effacer quand le
fait même de l'engloutir l'a, en quelque sorte, réveillé. Il n'y a pas chez lui
ce qu'on nomme en peinture un repentir ni même de faux repentir - puisque c'est
devenu une esthétique -, mais des rencontres, des accidents. Tout l'atelier est
là pour accueillir un accident préparé par un certain nombre d'usages et de
rites. Nous venons de parler de montage, évoquant une opération propre à la
modernité. Mais le montage ne saurait pour Pastor devenir une recette. Si cette
peinture-là ne doit sa chance qu'au montage, la suivante ne lui devra plus
rien. Il s'agit chaque fois de recommencer la peinture à ses débuts, de la
recommencer en la débarrassant de tout acquis. Ça n'est pas héroïque. Ça n'est
pas possible autrement.
A la
fin des années soixante-dix, d'autres désirs et d'autres données sont apparus
dans la peinture et le dessin. Ils ont été développés au cours de la décennie
suivante. Pastor s'est mis à étudier l'anatomie et a multiplié les études les
plus fidèles quant à l'ossature, la charpente et la musculation du corps humain.
On pourrait parler d'une passion annexe, rappeler que l'école de médecine et
celle des beaux-arts étudiaient autrefois sur les mêmes bancs, qu'il y a entre
la cuisine d'apothicaire de la médecine et celle de la peinture de curieuses
similitudes et qu'enfin, à l'origine, beaucoup d'images picturales ont prétendu
soigner, quand elles ne se contentaient pas de rendre grâce pour une guérison.
A l'origine. Il ne s'agit pas d'accorder à un pareil terme une valeur
métaphysique. Le dessin anatomique a correspondu à la recherche d'une base,
d'une fondation. Les apparitions, les figures fantomatiques du peintre sont
tendues, suspendues, accrochées par des points solides et précis qui
n'apparaissent pas toujours. Il n'y a pas que du souvenir. Sous un linge ou un
drap de lit, il y a aussi une structure forte, une armature : muscle ou os.
Fonder, cela a signifié bâtir une charpente sous la peau, l'impression. La
toile vit d'une curieuse dialectique entre le point et l'étendue, le précis et
le flou. La matière picturale résulte d'un rapport, celui du maigre et du gras,
du vide et du plein, du brillant et du mat. L'anatomie, cela a permis de fixer
des points, des clous dont la solidité tient l'espace et les parties. Une
peinture vit de ses dessous, de ses couches archéologiques, de leur capacité à
la survie et au rayonnement. Surtout, cette peinture repose sur la partie, le
fragment, la litote et la métonymie. Quand elle précise, c'est pour suggérer.
Elle propose à l'œil un guide, un bout de main courante qui cesse rapidement ou
semble mener nulle part, mais que nos habitudes visuelles, notre mémoire,
poursuivent et continuent. Il faut que
le fragment soit synthétique, c'est-à-dire qu'il donne à la fois du matériel et
de l'immatériel, une possibilité d'apparition et la menace d'une disparition.
C'est sur ce fil tendu que la peinture s'équilibre. Le dessin anatomique a
permis à Pastor de tendre plus fortement ses points d'enclouure et les nerfs
souterrains qui agissent sous la surface, la buée. Il lui a surtout permis de
mieux rythmer les endroits où l'œil se heurte à du dur et les endroits où il
s'engouffre comme dans de l'air ou de l'eau.
Toute
l'œuvre de Pastor est à la recherche d'un point de bascule. Quelle figure la
peinture va-t-elle précipiter, c'est-à-dire susciter puis menacer
d'anéantissement ? La peinture, c'est l'irréparable. Le fond, le plus petit
partage initial de l'espace puis la moindre touche posée vous poursuivent tout
au long du travail. Le fond remonte. Les figures effacées aussi. Rien ne cache
rien. Tout se juxtapose. Il faut un tact particulier pour ne rien bousculer ni
compromettre de ce qui se prépare presque à l'insu du peintre. Au début de ce texte, nous avons parlé de
représentation, c'est inexact. Il vaut mieux parler de figure, de figuration
dans le sens que ça n'est jamais un tout ni un ensemble qui est convoqué. Il
n'y a pas d'ambition à l'homogénéité ni à l'exhaustivité. Il y a au contraire
la difficulté de mettre ensemble des éléments flottants qui ne savent pas où se
poser et cherchent à instaurer des rapports entre eux. On est souvent surpris
par les proportions et les échelles entretenues par les différents éléments des
peintures d'intérieurs. C'est parfois lointain. C'est souvent trop petit. Les
figures sont des halos, des ampoules : draps de lit, lit de fer, escabeau,
corps charnel, corps spectral. Ces éléments sont disposés du coq-à-l'âne comme
les figures des jeux de cartes sur un tapis de jeu. Il faut qu'ils vivent
ensemble alors qu'ils n'entretiennent aucune relation. En tout cas aucune
communication. Leur hiératisme et leur théâtralité les rendent parfois poseurs,
en tout cas figés par une pose dont on ne saura pas ce qui l'a provoquée. Ce
sont des figures, c'est-à-dire des figurines, des modules, des éléments
stabilisés par l'usage, la répétition et la variation dans la répétition, et
dont la coexistence ne rassemble rien dans un mouvement ou une signification
d'ensemble. Des pièces détachées se désignent comme telles. C'est à la lumière
et à l'instant où elles sont surprises dans leur coexistence fortuite de les
rassembler.
Toute
la peinture de Pastor, qu'elle soit intérieurs, saynètes, natures mortes,
paysages est à la recherche d'une lumière vacillante et d'une temporalité
fragile. Il voit dans les choses le moment où elles risquent de se dissoudre.
C'est en cela que l'exemple de Morandi, découvert par Pastor lors d'une
exposition au musée Cantini de Marseille dans la première moitié des années
quatre-vingt, a été si précieux. Bien sûr, formellement, rien à voir entre ces
deux artistes. Mais l'italien est toujours à la recherche du même instant et de
la même lumière, de la même fusion entre le fond, le mur, la forme, quelques
récipients. Il traque une fusion lumineuse unique. Il la pérennise grâce à un
ensemble de dispositifs d'atelier : maquettes, système de canalisation ou de
filtration de la lumière. Cette instant et cette lumière poudreuse, ils sont
attendus. Ils sont même piégés et stabilisés par ces dispositifs. La touche est
là, crayeuse, tremblée, favorisant la porosité et l'échange entre l'espace et
l'objet, pour baigner l'ensemble dans la même pâte doucement réverbérante sans
relief ni contour. La révélation de la peinture de Morandi a d'abord donné
envie à Pastor de s'essayer à la nature morte, mais lui a surtout permis de
discerner la temporalité qui lui est propre et dans laquelle il s'est plus
fermement inscrit. Il est parti à la recherche d'une même lumière et d'un même
instant – bien sûr tout à fait autres que ceux de Morandi - qu'il a réussi à
stabiliser grâce à des dispositifs ingénieux : maquettes en carton au plafond
ouvert ou muni de trappes et de rampes de lumière donnant sur une chambre de
poupée aux cloisons revêtues de lambeaux de papiers-peints et meublée d'un
petit lit en fil de fer aux draps défaits. Il n'a plus peint seulement avec sa
mémoire et le secours de documents photographiques mais avec, autour de lui,
une véritable machine à piéger ses sensations fondamentales : le chevalet, le
miroir à côté reportant le reflet de la maquette par rétrovision, puis la
maquette dans son dos, avec son système d'éclairage scénographique. Pour les
natures mortes, une batterie d'objets permutés, toujours les mêmes, avec ou
sans mandoline, remplace la maquette. Cela procédait encore de l'intention
renouvelée de fonder ( de retenir un moment des spectres bien trop volatils ?
), comme le dessin anatomique avait déjà apporté sa part. Pastor se méfie de la
psychologie et même si leur ambiance fait une bonne part du charme de ses
tableaux, il ne se contente pas de ce qui lui est inné et auquel il n'échappe
pas. Au contraire, il vise à une autre permanence et à une autre solidité que
celles d'un théâtre d'ombres propices au mystère. Cela ne signifie pas pour lui
dissiper les ténèbres, ça n'est pas quelqu'un qui vise au résolu ou propose des
solutions, mais que les désirs et les angoisses ont été cautérisés par des
problèmes plus généraux et fondamentaux qui concernent la peinture. Pastor est
d'abord parti en quête d'une sorte de scène primitive avec un désir premier
d'incarnation, puis il a découvert les ambigüités et les fragilités de sa
pratique. Il a découvert ce qu'est un point d'apparition et de dissolution. Il
a travaillé une façon de révéler la figure sans pour autant la décrire ni la
définir. Il a su rester en suspension entre deux couches, deux jus, deux
glacis. Il y a là une vraie adéquation entre une expérience amoureuse,
charnelle, spirituelle et les composantes élémentaires d'une pratique. A quoi
aurait-il servi à Pastor de cultiver son «mystère» puisqu'il est là, involontaire
et pris dans sa chair et son esprit, sinon à le forcer et à le caricaturer ?
D'ailleurs, et c'est un véritable miracle, les paysages - par exemple une vue
des bords du Rhône aperçus en train et refaits de mémoire dans l'atelier -
portent la même singularité et la même solitude que les intérieurs. Ils disent
au fond la même chose, le même rapport au monde et la même exactitude frontale
dépouillée de tout pédantisme. Pastor recherche la vérité du cœur du dernier
art gothique des primitifs italiens ou des artistes pré-renaissants de Sienne
et d'Ombrie. Il ne désire pas que sa peinture soit démonstrative d'un savoir ou
d'une évolution intellectuelle mais qu'elle demeure dans l'état natif d'une
expérience spirituelle de la vision.
* * *
Poème de Louis Pons
* * *
Texte de Claude Darras
(cliquer sur les pages pour les agrandir)
* * *
Texte de Gilbert Pastor
sur Boris Bojnev
(cliquer sur les pages pour les agrandir)
* * *
Texte de Alain Paire
* * *
Les apparitions de la matière
autour
d’une rencontre entre le peintre Gilbert Pastor
et Jean-Louis Giovannoni
ensemble composé par Anne Bernou
Texte de Agnès de Maistre
(cliquer ici)
* * *
Texte de Bernard Gouttenoire
(cliquer sur la page pour les agrandir)
(cliquer ici)
* * *
Texte de Bernard Gouttenoire
(cliquer sur la page pour les agrandir)