Textes


T  E  X  T  E  S

Jean-Pierre Sintive

Avec Gilbert Pastor



Rencontre


            C’est en 1979 que je découvre la peinture de Gilbert Pastor avec une toile présentée dans une exposition de groupe à Draguignan dans le Var. Au centre de ce tableau se tient une enfant fixant inlassablement, avec une infinie mélancolie, celui qui s’arrête devant elle. Le volume de la tête est un peu disproportionné ; le cou, absent. Un appel muet nous invite à la rejoindre dans la grande pièce vide sans ouverture visible. La distance entre les regards est alors le seul moyen de nous approcher d'elle.




Saisissement.          
Le désir de rencontrer le peintre est immédiat.
Première visite à Aups dans le Haut Var. Dans une ruelle aux maisons marquées par le temps, celle de Gilbert Pastor, étroite, silencieuse. Il m’accueille avec timidité ; sa mère est là, très présente, comme « centrale ». Des chats partout. Nous montons au deuxième étage : des livres serrés, poussiéreux, presque ancrés dans les murs comme les tableaux et les reliquaires ; la surface des murs n’existe plus. Un étage plus haut, par l’escalier sombre gravi la tête baissée, je découvre l’atelier, d’autres toiles, des dessins. Toujours la même intensité et la certitude que quelque chose d’unique se passe là.
            Par la suite, les rencontres et les échanges se multiplient. Je me rends aussi aux expositions personnelles de la librairie-galerie La Touriale à Marseille en 1982 puis à celle de La Villa R. en 1984. A cette occasion, j’écris le texte suivant qui sera publié par Frédéric Valabrègue dans la première plaquette consacrée à Gilbert Pastor :


Les apparitions de la matière


           

Les personnages de Gilbert Pastor sentent, transmettent la lumière de l’invisible, de l’en-dedans ; ils se donnent à voir clairement, en transparence ou dans l’effacement de la matière. Cette matière, parfois re-prise en partie ou dans sa totalité, parvient à créer des lieux d’opacité lumineuse, des évanouissements de formes et d’étendues. Ses créatures, d’une présence troublante et persistante ne représentent pas des femmes. On pourrait dire plutôt que les femmes sont des personnages, de la matière neutre, des apparitions, des apparitions de la matière. Il en est de même pour les enfants : leurs regards effarés sont réels comme le nôtre (au moment de la rencontre avec la toile) qui se saisit de leur chair, de leurs yeux et se dilue dans les murs, dans l’origine du fond, dans le regard premier du peintre.


Souvent, des angles de pièces brisent l'espace du tableau. Ils nous durcissent l'œil. Nous regardons fermement les corps nus et mous, les tissus gonflés sous la peau du ventre, des cuisses. Partout les silences prennent place, ils sont peints et le bruissement du pinceau cesse, imprévisible, quand la toile avale sa langue et se referme.


Dans les tableaux de Gilbert Pastor, l’air aussi est peint comme si de lentes années d’étuve s’étaient collées, épaississant les murs. Le peintre sait que « dehors » existe mais il n’en donne pas souffle à ses personnages. L’air est devenu si épais qu’il porte ses sujets et ses objets (un lit, une chaise, un jouet) dans sa propre matière. Ce volume particulier me fait songer aux textes de Joë Bousquet, blessé à la guerre en 1918 et alité sa vie entière. Ainsi ce titre : Lumière infranchissable pourriture. Ou ces lignes du Meneur de Lune :


«Nue, elle devient réelle, inoubliable comme le jour. Elle ne rit plus, étendue sur ton lit elle est l’eau dormante de son rire. A sa prière, tu as éteint toutes les lampes, et le visage penché sur ses genoux, tu as distingué les dessins du tapis, puis ses cuisses, il y avait dans les ténèbres une nuit moins épaisse que dans tes yeux. Elle était si présente que tu n’avais pas besoin de la lumière pour la voir ».


Dans les intérieurs de Pastor, sous l’air tapissé des pièces, des présences restent visibles en filigranes ; elles sont la mémoire de l’oubli, son passage.


Me parlant de ses reprises, ses disparitions, le peintre me laissait entendre qu’il se souvenait du "dessous".


Il est le seul à pouvoir re-voir sa peinture de derrière ses yeux.




***

La même année, je propose à Gilbert Pastor la lecture du manuscrit L’approche de Pierre-Albert Jourdan sollicitant une intervention de sa part pour le tirage de tête publié aux Editions Unes dont je m’occupe. Il accepte avec hésitation et réalise un portrait de l’auteur en frontispice ainsi qu’une série de dessins originaux pour cette édition. Suivent alors d’autres livres avec Bernard Noël : Fables pour ne pas et Extraits du corps ; à chaque fois il réalise un travail différent, dans l'épaisseur du texte. Vient ensuite la rencontre avec Jean-Louis Giovannoni et le même désir de travailler avec lui ; de cet échange, naîtra une suite de poèmes : à Gilbert Pastor (L’Ire des Vents, 1987) suivie d’une rétrospective à la Tour Charles Quint au Muy accompagnée d’une lecture de l’auteur. Leur complémentarité se poursuivra sous la forme de six livres mêlant poèmes et peintures jusqu’au tout récent ouvrage de Giovannoni intitulé Envisager sous les portrais de Gilbert Pastor (Lettres Vives, 2011). D’autres expositions régulières : Lyon (Le Lutrin) avec le suivi attentif de Paul Gauzit de 1977 à 2002 devient à l’époque son principal galeriste. Très attentive également la galerie Berlioz à Sausset-les-Pins avec le travail de fond de Micheline Ollier qui donnera à voir une dizaine d’expositions en quinze ans. Bien représenté également à Paris (Galeries Pierre Robin,  Philip puis Béatrice Soulié) qui contribuent à faire connaître l’œuvre du peintre. Une galerie récente d’Aix-en-Provence, Ardital, lui offre ses cimaises chaque année depuis 2007.
Le troisième numéro de L’œuf sauvage dirigé par Claude Roffat lui consacre sa couverture ainsi qu’un important dossier. De nombreux poètes écrivent sur sa peinture ; outre ceux cités précédemment, on peut relever Christian Gabriel(le) Guez Ricord, Frédéric Valabrègue, Christian Tarting, Yves Peyré ou Louis Pons.
            Après Bruno Schulz, Morandi, Michaux et Artaud au musée Cantini à Marseille, après  Dubuffet, Bettencourt et Réquichot au château de Tanlay dans l’Yonne, il serait bon que le nom de Gilbert Pastor soit mis en lumière dans le cadre d’une grande rétrospective et qu’une monographie de l’œuvre soit enfin établie.



Gilbert Pastor et Jean-pierre Sintive


Entretien


JEAN-PIERRE SINTIVE: Parlez-nous un peu de vos premières années
GILBERT PASTOR : Je suis né à Marseille en 1932 ; j’habitais seul avec ma mère. Mon père est décédé quand j’avais deux ans. Nous étions dans un très petit logement vers la place d’Aix. Pendant la guerre, ce sont mes grands parents qui s’occupèrent de moi à Mane dans les Alpes de Haute Provence. De retour à Marseille, après une courte scolarité, je me suis inscrit aux Beaux-arts un peu contre la volonté familiale. De quinze à vingt ans, j’y étudiais les plâtres, les croquis au fusain et les nus d’après des modèles vivants. J’avais une grande passion pour le dessin ; dès l’âge de quinze ans, je savais que ma direction était prise, que j’y consacrerais ma vie. Mes yeux étaient devenus comme un appareil photo, ils captaient tout ce qu’ils voyaient. Je dessinais n’importe quoi, tout ce qui se présentait à moi : des choses, les maisons, la rue, des personnages. C’était comme inconscient.
Avez-vous exercé un métier ?
Non, jamais. Je faisais de temps à autre des petits travaux comme peintre en lettres par exemple, mais uniquement pour des besoins utilitaires.
Quelqu’un vous a-t-il encouragé ?
A l’âge de dix-sept ans, j’ai rencontré Boris Bojnev qui était d’origine russe, il avait une cinquantaine d’années et habitait une petite maison dans laquelle il écrivait des poèmes, réalisait des assemblages ou des reliquaires. Il ramassait des bois, des pierres, des objets et dénichait des peintures « naïves » et « primitives » chez les brocanteurs qu’il ranimait pour en faire des compositions encadrées de divers tissus et matériaux. Il projetait sa poésie sur les personnages et les objets puis dans sa peinture. Sa vie était un tout. C’était un donneur d’énergie, de matières éveilleuses et je crois que ces sources d’énergie ont mis les miennes en écoute. J’ai beaucoup appris à ses côtés surtout sur le sens de la composition et des encadrements ; il m’a ouvert l’espace visuel et la route qui deviendra la mienne.
Qu’est-il devenu ?
Nous nous sommes vus souvent, je lui montrais mes dessins, il était surpris, intéressé. A sa mort, en 1969, il me laissa son œuvre. Comme il avait toujours rêvé de présenter une exposition d’art naïf à partir de sa collection, j’en parlai à Lucien Henry de Forcalquier qui réalisa quelques années plus tard un musée Bojnev que l’on peut toujours visiter.
Est-ce à cette période que vous avez quitté Marseille ?
Oui, nous avons déménagé à Aups dans le Var ; j’avais là mon premier atelier sous les toits au troisième étage d’une vieille maison. C’est dans ce lieu que je devais développer la peinture à l’huile. Je peignais des personnages, des portraits. Les encadrements demeuraient encore très influencés par ceux de Bojnev.
Nicolas Valabrègue est venu un jour avec un ami Lyonnais qui a aimé mon travail. A son retour, il en a parlé à Paul Gauzit qui me rendit visite et apprécia beaucoup mes tableaux ; c’était en 1977. Dans l’année il organisa ma première exposition au Lutrin à Lyon.
            Dans vos tableaux anciens, on voit souvent des enfants ; il est très difficile de leur donner un âge...
            Ce qui est important c’est que le personnage soit petit au milieu d’une grande pièce à la fois présente et absente. La pièce fait alors partie du personnage, c’est comme un deuxième corps, quelque chose de vivant.
         Sont-ils masculins ou féminins ?
            Ce sont des corps, plutôt. Ce qui m’intéresse c’est qu’ils soient en situation par rapport à l’occupation de l’espace.
            Sont-ils toujours dans des lieux clos ?
            Oui, un peu hermétiques même ; ce qui donne un champ de profondeur aux personnages qui ont les uns avec les autres une correspondance accidentelle.
            Lorsqu’on regarde les personnages de vos tableaux sur une vingtaine d’années, on les voit passer d’une certaine rondeur à un décharnement proche parfois de la mort...
    Avant, j’attachais plus d’importance à la chair ; j’avais besoin de remplir un espace, puis ces corps ont changé d’état, ils se sont transformés. Ils sont devenus des personnages avec une certaine existence dans le lieu où ils occupent leur situation respective. Je suggère davantage, ce qui donne cet aspect parfois décharné mais ils restent naturels et vivants
            Certains d’entre eux ont l’air effaré, qu’ont-ils vu ?
            Ils sont dans une situation que je ne peux définir mais je sais qu’ils n’ont pas peur. Les lieux où ils évoluent sont apparemment paisibles, ils ne sont pas menaçants, il n’y a pas de tragique derrière.
            Détiennent-ils un secret ?
            ...
            Acceptent-ils leur condition ?
                  Ils  ne  sont pas  résignés.  Ils n’acceptent pas totalement leur situation.
            Dans vos tableaux, vous ne peignez ni porte ni fenêtre ni issue ; comment entrent, sortent et respirent les personnages ?

            C’est comme la lumière, on ne sait pas d’où elle arrive. Je ne me pose pas la question. Il n’y a pas de source réelle à tout cela, la lumière aussi est hermétique. Ce sont peut-être les corps qui la diffusent.
            Cependant certains de vos personnages semblent vouloir s’échapper, ils se mettent à courir précipitamment, à voler...
            Ils passent simplement. Le corps se dilue alors dans leur mouvement, dans l’espace, laissant une trace.
C’est un passage, une transparence.
            Voulez-vous leur donner une idée de mobilité ou d’immobilité ?
            Je n’attache pas d’importance à ce phénomène. Chacun a sa place dans un lieu, ils sont parfois témoins de quelque chose et réagissent.
            Comment apparaissent-ils ?
            Je travaille sur des toiles de lin brutes que j’enduis moi-même avec un fond puis tout est mis en œuvre pour arriver à un résultat. Les doigts, les mains interviennent, je dessine et peins à la fois jusqu’à ce que les premiers personnages puissent sortir d’une sorte de matière et de couleur. C’est la matière qui révèle à mesure les personnages dans la masse du tableau. Je ne commence jamais par un dessin précis mais je construis et détruis sans cesse pour laisser surgir les formes. Je suis directement tributaire de la matière, elle me donne le chemin à suivre.
Il y a des jeux de matières qui viennent ou ne viennent pas. Si les personnages interviennent malgré moi, j’essaie de les effacer mais ils continuent toujours d’exister, d’être présents dans l’épaisseur de la matière. Ils jouent dans la composition et leur présence s’impose parmi les autres. Ils se correspondent  simplement car ils sont dans un lieu, rassemblés. Je n’arrive pas à supporter le concret, il faut qu’il se dilue dans la lumière.
Je travaille dans une matière uniforme, une couleur neutre, homogène, par des glacis, des recouvrements, des superpositions.
            Quelles couleurs utilisez-vous ?
            J’ai réduit ma palette à six ou sept couleurs qui sont le rouge vermillon, les jaunes, les terres de Sienne et d’ombre, un bleu de cobalt ou d’outremer et bien sûr le blanc de zinc ou de titane et un peu de noir. J’utilise également des pigments secs. La couleur, je la fais par rapport à l’ombre et à la lumière, ce qui donne cette tonalité homogène aux tableaux.
            Avez-vous peint des tableaux sans personnages ?
            Oui, quand je commence je ne sais pas ce que je vais saisir ; je ne suis pas nécessairement maître des apparitions. Je cherche la forme à mesure que je dessine et petit à petit par le trait et l’estompage, ils apparaissent ou non à travers la matière. Tout peut se diluer ou prendre forme.
            Et les dessins ?
            C’est le même chemin mais la technique est différente ; j’utilise le crayon et le fusain avec l’aide d’un chiffon pour effacer ou laisser apparaître. A la fin, je les enduis de cire.
            Travaillez-vous d’après photo ?
            Non, tout est imaginaire.
            Quel est votre rythme ?
            Pour l’huile, je travaille toujours avec la lumière du jour donc trois à quatre heures par jour dans mon atelier. Pour les dessins, c’est différent, je vais parfois dans les collines pour les paysages ou dans ma chambre.
            Combien de tableaux avez-vous peint ?
            C’est difficile à dire, environ 350 toiles plus de nombreux dessins.
            Vous utilisez des maquettes que vous réalisez vous-même, pouvez-vous me dire leur rôle ?
            Cela a changé mon espace. Je confectionne des maquettes en carton que je découpe et plie pour en faire une pièce avec des cloisons ; j’ai fabriqué un petit lit avec drap et oreiller que j’installe dans la maquette. Elle est située derrière moi et je regarde l’ensemble à travers un miroir placé à droite de mon chevalet. La lumière, variable, provient d’ouvertures aménagées dans le plafond. Cela a bouleversé toutes les proportions : la perspective et mon œil  ont changé. C’est comme un passage que l’on traverse pour aller d’une dimension à une autre, comme si l’œil était le miroir qui se départagerait avec la réalité de l’image en devenant le voyageur de sa propre vision.
          Pourquoi peignez-vous souvent un lit ?
            C’est un peu symbolique ; c’est l’objet principal de la pièce, il m’attire avec le drap blanc qui me donne une lumière pour mes tableaux. Ce n’est pas un objet accessoire. C’est le présent de la naissance, du rêve et de la mort.
            Vous appelez ces tableaux des intérieurs ?
            C’est l’intérieur dans l’intérieur. Les personnages, par et dans leurs expressions, leurs regards, leurs gestes, ne sont pas des projections extérieures mais intérieures.
            Jean-Louis Giovannoni, dans son livre intitulé « Chambre intérieure » qu’il vous a dédié, écrit : « On ne sort pas, on entre toujours ».  Partagez-vous ce sentiment ?
            Oui, tout se retourne toujours vers l’intérieur. Même lorsqu’il y a un espace qui marque une limite, il renvoie la personne à elle-même. La peinture enferme un univers ; on peut juste supposer qu’il existe d’autres univers en dehors de la présence de ce lieu.

            Bernard Noël, lui, écrit à propos de vos toiles : « La présence sort du corps et pénètre en nous sans passer par la vue »
            Elle sort du corps pour devenir une présence intérieure. Le corps est extérieur mais la présence et la personne sont à l’intérieur du corps lui-même.
            Pour en revenir au regard, vous avez dit dans le film de Jacques Malaterre en parlant d’une photographie de femme du XIXème siècle qu’elle avait un « regard dedans »...
            C’est une photographie au visage intimiste, très profond . Dans les portraits, j’aime le regard intérieur ; j’essaie de lire à travers la morphologie et les traits du visage sans toutefois m’y projeter.
            Avez-vous des rapports privilégiés avec les écrivains ?
            C’est très important. J'ai une relation très proche à la poésie, à l’image de l’écrit. Bernard Noël et Jean-Louis Giovannoni que vous venez de citer travaillent aussi dans un monde intérieur.
            Dans votre bibliothèque on trouve des ouvrages de Kafka, Georges Bataille, André de Richaud, Simone Weil, Malcom de Chazal, Claudel ou Kierkegaard... Vous ont-ils influencé ?
            Je ne crois pas, j’ai des goûts très divers. De temps à autre j’achète encore des livres chez les bouquinistes mais je lis moins qu’auparavant.
            Qu’en est-il des peintres ?
            ...
            Rouault ?
            Oui.
            Goya ?
            Evidemment. (rires)
Aussi Velasquez, Rembrandt...
            Et Balthus ?
            C’est bizarre, mais non.
            Et chez les contemporains ?
            Là, c’est plus difficile... (rires)
            Comment êtes-vous venu aux natures mortes ?

            C’était en 85 ou 86, je travaillais sur une grande toile pensant réaliser un intérieur mais je n’y arrivais pas. J’avais peint une petite table à la place du lit ; alors j’ai ajouté un drapé sur cette table puis un pot. Il ne reste, sur ce tableau, qu’un seul personnage seul à côté de cette première nature morte.
J’ai été poussé malgré moi, j’avais besoin de m’échapper.
Des objets simples se sont ensuite imposés : bouteilles, potiches, des bois ronds ou ovales ... le drapé sur la table ou la commode continue de faire la parenté avec celui du lit. A présent les objets de ces tableaux sont comme des personnages. Je continue les intérieurs par des natures mortes avec le même jeu de la matière ; les objets sont aussi des corps. Il n’y a plus de cloisonnement, plus de limite, parfois je serais tenté d’en fixer une derrière.
                Voyez-vous une nouvelle orientation dans votre travail ?
            Je vous vois venir Jean-Pierre... je sais que vous aimeriez que je peigne des paysages comme le seul que j’ai fait et qui vous a plu...
Oui, peut-être, un jour...



Cet entretien a été réalisé oralement le 15 août 1995

à Aups chez Gilbert Pastor.




*   *   *


Textes de Gilbert Pastor






Le silence

J’aime beaucoup le calme. Je crois que le silence est une disponibilité à travers les moyens que l’on se donne dans une volonté, pour se trouver un temps à soi ; consciemment ou inconsciemment pour chacun de nous c’est une nécessité. 

Le silence est une force, ou plutôt une fertilité pour beaucoup de choses. Besoin de s’en nourrir, le silence est toujours occupé par une action en générale passive.



La couleur

La couleur est insaisissable, comme la durée pour moi, c’est la lumière ; et plus je regarde la lumière plus la couleur se dilue.

Je ne reconnais la couleur de ma peinture qu’à travers la lumière. J’ai l’impression que la couleur est trop arbitraire, on peut tricher avec la couleur, avec la lumière jamais. On ne peut pas.

Parfois la couleur me fait peur ; j’ose à peine l’employer, sauf comme une complémentarité entre les valeurs de l’ombre et de la lumière.



Le miroir

Je ne saurai exactement le définir comme une chose concrète, mais plutôt un passage que l’on traverserait pour aller d’une dimension dans une autre, comme si l’œil était le miroir qui se départagerait avec la réalité de l’image en devenant le voyageur de sa propre vision.


Extrait d'un entretien

- Gilbert Pastor, vous vous dites tributaire de la matière qui arrive par le pinceau, la couleur ?

- Pour moi, c'est une expérience perpétuelle : j'essaie toujours... Au fur et à mesure que j'avance, je fais des découvertes ; des espaces que je n'imaginais pas arriver à faire... Au bout de deux heures, c'est fini : je ne vois plus rien, tout se brouille... Il n'y a pas de titre parce que c'est une peinture qui se perpétue à travers d'autres peintures : un acheminement. Un titre fixerait la chose, priverait les gens de leur interprétation... La première nature morte que j'ai faite était dans une grande toile, un intérieur avec des peronnages. Mon galeriste l'a trouvée très belle ; moi, je n'osais pas la lui montrer...

*   *   *

Texte de Bernard Noël





La présence sort du corps et pénètre en nous sans passer par la vue. Elle se propage en occupant l’espace qu’elle change tout à coup en sa propre substance, si bien qu’il y a dans l’air ce que dissimulent d’habitude la peau et le visage. Gilbert Pastor prélève cette substance-là, et le faisant, il rend visible en elle et par elle la venue de ce qui, n’étant pas visuel, ne peut nous apparaître que par révélation. Saisir le mouvement dans son trajet même au lieu de fixer le regard sur ce qui est là suffit à transformer complètement la représentation : nous ne sommes plus devant l’Autre, nous sommes dedans, car le vue est alors l’espace d’une intériorité que rien n’enclot. Toute la matière de cet espace possède un pouvoir révélateur, qui, en chacune de ses parties, anime une germination de formes : on ne voit pas, on va voir, et c’est une imminence dans laquelle viennent à nous la pensée, l’amour et la beauté dans l’état de leur pur élan. Gilbert Pastor éclaire cette trajectoire avec le noir de la lumière…


* * * 


Texte de Pierre Vilar 






Pastor fido
                                          
Fidèle à ce qu’il voit, le peintre nous invite à entrer dans les trois espaces distincts qui fondent la proximité des images peintes et du rêve : la profondeur sans nom marque nos limites comme un mur de caverne, le dehors s’ajuste en halo, à l’apparition de la lumière, et l’entre-deux s’inverse au chiasme d’une apparition suspendue, qui est proprement l’air visible, le chant du temps qui habite là. Devant ces images peintes ou dessinées dans la mine, on ne sait plus avec certitude ce qui est de l’ordre du personnage, notre reconnaissance infinie d’un œil devant le nôtre, aussi inquiétante que familière ; ce qui est de l’ordre du mur, de la maison, de la chambre obscure, après tout notre lieu, depuis l’obscur renversement rétinien du faisceau extérieur, jusqu’aux architectures qui nous protègent du grand dehors sans paupières. Fidèle à ce que nous voyons, nous voici contraints d’envisager aussi bien le mur que le personnage. L’école byzantine dont l’icône orthodoxe a transmis l’exigence engage une attention de cet ordre pour les fidèles, la manifestation qui forme son mystère unit de façon insoluble la paroi et la face, le corps montré en suspension et l’or ou l’obscur du fond qui se tient, vertical, proprement en extase.    
À cheval sur l’air que traverse la couleur, une figure habite donc ces images closes ; elle n’a pas vocation à prendre consistance. Rien qui pèse ou qui pose, et cependant le voyeur a surpris mieux et plus qu’un fantôme dans cette apparition. Si les visages pensifs des tombeaux latins et des stèles étrusques, si le penchant doré des icônes byzantines manifestent un visible qui traverse la mort, par ce mouvement transparent qu’on nomme épiphanie, le corps qui tient ici son assise improbable est traité par le peintre comme on traite un objet. Avec la réticence, la mesure d’absence qui caractérise, depuis les paysages de Claude Gellée jusqu’aux bouteilles de Morandi, l’approche des objets visibles si délibérément confondus dans la paroi de l’air. La main de Pastor reste fidèle également à l’immédiate résistance de la saisie optique, à son reflux constant.
À voir ces dessins que l’on croirait issus de quelque manière noire à son tour inversée, ces toiles petites qui enclosent des parois plus petites encore,  on croirait que la révélation est proche d’une présence enfin stoppée, surprise : comme au bain le négatif se change en lumière probante, en épreuve arrêtée. Diane enfin percée par le trait d’Actéon, plein cadre. Mais non. Transitoire, le regard doit se tenir à ce qu’il est, un trajet sans fond, sans fin, grappillant ses poussières dans le faisceau énergumène qui passe sous la porte, qui s’abouche en colonne dans l’angle du volet. Ce n’est pas un mur qui l’arrêtera, certes, et le drap fait écran à titre provisoire. C’est le chien-loup du soir, le doigt gris du matin, qui repoussent dans le lit clos ce corps d’enfant troussé, cet œil de femme vieille, et la lune du roux éclaire une jambe suspendue qui se lave debout. On verra ce qu’on verra, mais le chevalet du temps occupe tout l’espace, et il recule encore le moment de tout voir : immense scène primitive d’où se retire toujours la clef dans la serrure. La connaissance du soir, aurait dit J. B., la main étirée sur le drap froissé.
Fidèle enfin au très lointain souvenir d’un drame qui s’est joué là, sans doute, à portes fermées, pour dérober aux autres le corps nu, le vieux tissu grillé des nuits mortes, le brin sali d’un pauvre trésor, dans un tiroir, dans une boîte où le voyeur n’aurait, quoi qu’il en ait, jamais le dernier mot. C’est en Hollande, dit-on, que la nature morte fut nommée : vie tranquille. Ici, dans ces pièces où le mur se change en un poussier, la nature lumineuse a choisi de rester au-dehors, pour laisser toute place à ce qui est sans nom. Et pourtant elle est là, qui transparaît dans l’entre-deux des couches successives, dans la traînée des lèpres, c’est sa lumière qui vient comme par-derrière agencer la présence au plus sombre du huis-clos. Source intranquille des confusions et des doutes, la lumière a blêmi dans les images fidèles de Gilbert Pastor, au récit muet des choses disparues.

Cosa mentale, certes, qu’il va falloir pourtant envisager encore comme le lieu d’une scène véridique, le décor même du secret. Chose réelle, et comment… Il y a chez ce peintre une familiarité concrète avec ce qui n’a pas de nom, et que le geste seul, qui efface ce qu’il trace, peut rendre par son métier, avec l’insistance contrôlée d’un très ancien métier, proche parent du souci pastoral. Un geste désappris, épouvantablement nouveau, furtivement archaïque. Fidèle comme à l’amour. L’amour, écrivait H.M., est une occupation de l’espace.


*   *   *


Texte de Christian Gabriel/le Guez Ricord





I

Ici, c’est au cours du songe que sont prises les décisions véritables. Ainsi de ces figures comme teintes de la lumière des limbes et des tendresses perdues. Elles semblent ne pas vouloir cesser d’apparaître, glyphes mêmes de la solitude et du désir. Ces êtres consentent à l’irrémédiable, à un désarroi innomé et ils sourient ou appellent de l’oeil. Les tons sont délavés, il n’y a plus de temps pour la souffrance et pourtant ces êtres veulent parler, nous parler comme s’ils détenaient un secret. La sphère qu’ils occupent est sans adresse comme l’irrévélable.

II

Une peinture qui est aussi ce qui reste d’un récit aujourd’hui disparu, né parmi les fétiches, les reliquaires indéfinis, les emblèmes, les livres anciens et les retables d’une petite demeure dont la configuration n’a pas d’autres référents que les strates sans définition de ce qui est perdu.
L’atelier de Gilbert Pastor est en fait un Mutus Liber. Gilbert Pastor aurait donc transcrit les notes du voyage interdit, celui où l’on pourrait citer la mort de mémoire.

Ainsi de ses scènes qui ne correspondent plus à un inconscient mais à une dramaturgie constituante qui définirait plutôt à un calcul caché, et peut-être tragique : cette certitude que l’au-delà et ses ombres ne seraient pas au-delà, mais simplement dans la pièce à-côté. Gilbert Pastor a oublié sons secret parce qu’il a voulu le garder comme un tableau que l’on a détruit, que l’on a maudit et qui était pourtant le clef de cet à-côté absolu.






*   *   *


 Texte de Christian Tarting


Poupées d’ombre


Rigoureusement cadrée, comme saisie sur la scène d’un théâtre désaffecté, l’œuvre de Gilbert Pastor se nourrit de situations instables, d’ambiguïtés, de bords de crise. Elle en témoigne en termes allusifs, en ellipses où les intérieurs, les objets, les mouvements du corps, fragiles, évanescents, semblent sous le coup d’un envoûtement, sous la mainmise d’un hors-champ tissé de menace et de fascination. Elle évolue dans une obscurité essentielle ; le trouble est sa loi : couleurs éteintes ou estompées, voiles des contours, corrosions du gris lui offrent ses résonances crépusculaires – son aura de lumière fanée, douce-amère. La figure paraît toujours surprise par ses toiles ; elle induit le voyeurisme : visages tremblés, effarouchés d’êtres androgynes, décors violés dans leur déréliction, leur faillite, souvent redoublés par la marque quasi funéraire d’une marie-louise tendue de drap élimé ou de papiers atones, femmes-enfants demi-nues aux traits pâlis, empoussiérés, le regard capté entre fuite et avidité du dernier instant. L’érotisme est ici une donne presque secrète, insidieusement serrée au jeu des présences brouillées de corps qu’elle macule des projections de leur vieillesse, à leur appel, leur demande d’être guettés, leur jouissance comprise dans l’effraction de la vue, sa chaude dévoration de la peau :  il est d’obsolescence et de stupeur. Morbide sans tragique ; nous disant, par les poupées d’ombre de sa scénographie : « Verrà la morte e avrà i tuoi occhi. »



*   *   *




Poème de Yves Peyré 


Sur une peinture de Gilbert Pastor

L’enfant blême
au visage de chambre,
celui qui vient
et ne vient pas, voilà qu’il étouffe
sa peur,
la buée du sanglot
retombe
en tentures légères
qui ne masquent rien.
L’ouverture
des  yeux d’innocenec
et le tumulte
du regard à l’assaut
des vestiges,
toute l’ampleur géométrique du rêve.
De passage sur la terre,
il heurte
d’un faible coup d’épaule
le théâtre du réel,
le cri
s’allège en murmure et les hommes
et les objets usuels
gagnent
en rumeur le frisson des oiseaux.
Le suspens
d’être à l’orée du sommeil
et le linge des femmes
que l’on pressent et des mains
qui ne touchent pas.
Eperdu
parmi la multitude du dedans,
l’enfant
au grand regard
marque le seuil d’un outre-jour.
Déjà, en un plus fort silence
il s’efface
et, nous, nous voyons.



*   *   *



Texte de Frédéric Valabrègue  

Anatomie du désir

Ça commence par une conviction : la vérité démunie qu'on doit en peinture n'a rien à voir avec de l'intellection. Elle n'est pas construction, pas articulation ( son modèle n'est pas le langage ) ni argumentation chargée de cadenasser un raisonnement. Elle n'est pas la vérité des stratégies de pouvoir. Elle n'a pas d'argument. Elle se donne comme un visage. Elle est élan et désir au-delà de toute possibilité d'énoncé. Ce mot de vérité semblerait bouffon, alors peut-on parler de vérité par défaut, filtrée par tous les doutes ? Jeune homme, Pastor a ressenti de la révolte contre tout ce qui, dans la peinture, s'avérait de l'ordre de la formule, du programme ou d'une théorie immédiatement reconduite dans une pratique. Il s'en est méfié comme d'une position d'autorité tendancieuse et oppressive. Il a été critique vis-à-vis d'une modernité qui instrumentaliserait une pensée ou ramènerait la peinture à une équation mentale. Son instinct l'a porté à la reconnaissance des différents primitivismes. Il a été renforcé et inspiré dans ses choix par sa rencontre avec Boris Bojnev qui a été son guide. De trente-cinq ans plus âgé que lui, venu de Saint-Pétersbourg et installé à Marseille, Bojnev a apporté à Pastor cette certitude : le monde des arts reflète les manœuvres d'intimidation et de coercition qu'on retrouve partout dans la société. La logique des avant-gardes est celle du coup de force. C'est que Bojnev avait fui une révolution en laquelle il avait cru. Il fuyait la violence bolchévique qui allait s'abattre sur les anarchistes et les socialistes révolutionnaires. Lui-même était d'abord poète, proche des acméistes. Il avait été marqué par le primitivisme populaire des années treize et quatorze  avec Larionov et Gontcharova, et avait eu pour modèle «le caractère émotionnel de l'art paysan et de l'icône». Le primitivisme russe, bien plus que sur la redécouverte de l'art scythe, s'appuie sur l'icône et les arts populaires. Il a eu comme artiste principal le peintre d'enseignes géorgien Niko Pirosmani. A travers son amour de l'icône, Bojnev a toujours affirmé son spiritualisme. Pastor est l'héritier de cette double tendance : primitiviste et spiritualiste. Pendant des années, il a fourni à Bojnev des tableaux que celui-ci prolongeait d'un environnement d'objets et de collages désignées du nom d'aura.
Au début des années soixante, Pastor dessine et peint des intérieurs et des nus. Comme Bojnev, dont il est l'assistant, il encadre ses peintures à l'aide d'un environnement de matériaux divers : tissus, bouts de métal, lambris, papiers-peints etc. L'assemblage, autour de la toile proprement dite, la prolonge et en renforce le climat. Ces matériaux sont souvent tirés du monde que Pastor représente. Car il s'agit pour lui de faire resurgir de la mémoire une zone d'intensité : celle proposée par la rue chaude ou la chambre de passe. Il ne cherche pas une image précise mais un ensemble de sensations. Il représente un lieu - un intérieur - et une situation : le corps obscur, presque effacé, apparaissant au désir. Pour Pastor, la peinture commence par la vision et finit par elle. Elle reconstitue ou répète un choc qui nous sort de nous-mêmes. Le regard est une rupture, la chose vue une effraction. Ce choc, on veut l'imprimer, le faire nôtre, alors qu'il est menacé par l'éloignement et l'extinction. Pastor peint cet éloignement, la dernière lueur jetée par une apparition qui se dissout. Sa peinture cherche à retenir un dernier feu sur lequel on soufflerait pour qu'il se réveille à peine. Si l'obscurité règne sur la plupart des tableaux des années soixante-dix, c'est parce que le choc dû à des images autrefois entraperçues ne propage plus que de faibles vibrations. De la théorie d'Einstein, le vulgarisateur retient l'image de ces étoiles déjà mortes dont la lueur arrive encore à nos rivages. Cet éloignement d'une Marseille maintenant liquidée, de quelques ruelles aux apparitions crues et sauvages, est signifié par l'espace même du tableau où la figure donne l'impression de se perdre ou d'être perdue. On connait l'opinion des prostituées : s'il se passe quelque chose, c'est dans le premier regard. Ensuite, il n'y aura plus aucun frisson. Rien ne ressemblera plus à ce qui-vive, cette alarme où un instant s'accroche. L'érotique du sexe vénal se joue en une seconde. C'est épuisé dans le feu de paille d'un coin de rue dont l'angle est déjà tourné. On a tous en nous un capital ou un trésor de choses vues que la mémoire et l'obsession transforment en mythes. La rémanence est une fumée qui se déplace, s'agglomère à d'autres éléments : des photos par exemple ou des reproductions. L'apparition de la rue chaude ou de la chambre de passe est secondée, soulevée par des images collectionnées dans les magazines et par des photographies. Pastor collectionne les visages. Pour lui, un visage, c'est le contraire d'un signe ou d'un symbole. C'est le contraire de la ressemblance. Ou ça ressemble à la surprise de la première fois. Visage : celui dont je suis le seul à voir la beauté, la gravité ou la malice. La beauté, celle qui passe à travers tous les critères, qui est au-delà du jugement esthétique. Et autour de ces visages ou du souvenir de ces visages ravivés par la photo - ce sont des compagnies, pas des modèles à imiter -, Pastor invente des corps et des lieux. Il habille un visage avec un corps et une chambre. Il n'est pas étonnant de rencontrer dans l'atelier, à côté de la peinture en train de se faire, une photo ou un collage. Un dessin aussi parfois. Le souvenir est réajusté ou détourné par un stock d'équivalences très larges. On ne se souvient plus de la chose vue  mais de la photo qui en a fourni une équivalence amplifiée. Comme il y a un visage exact, il y a un corps juste puis un lieu approprié. La pièce constitue l'armature de la scène. C'est dans la boîte. Le mur est ce palimpseste qui, à l'exemple de celui de L'Atelier de Courbet, contient toutes les possibilités de figuration. Le vieux mur est matriciel, comme il est suggéré dans la célèbre observation de Léonard. La peau plutôt que la chair - elle n'est pas loin du linge - a exactement le même rôle matriciel que la matière écaillée du mur. Le désir investit dans l'indice. Notre regard va romancer l'esquisse, nourrir l'ombre d'inquiétudes ou d'étreintes. La chambre de passe n'est pas loin de la chambre funéraire. Il y a une messe, une liturgie. Ça ne se passe pas bien. Peintures très muettes ( c'est d'Alphonse Allais : «nature très morte» ? ). On sent que tout ça se fait en silence. Ou que ça murmure et chuchote. C'est ce qui ritualise la scène.
Une peinture ou un dessin de Pastor est un brouillon infini dont les éléments se fixent à regret. Dès qu'ils se précisent, c'est pour s'estomper à nouveau, perdre leurs contours. Sa recherche est particulièrement éloquente dans ses dessins à la cire. Il dispose un peu d'ombre et de lumière à l'aide d'un chiffon enduit d'un mélange de cire et de pigment brun ou ocre. Dans le jeu de l'ombre et de la lumière, une figure se distingue qu'un trait de crayon ou de mine de plomb vient préciser. C'est presque de la divination ou de la lecture dans le marc de café. Ça n'est pas loin des dessins médiumniques de Hugo. Dès qu'une figure apparaît, c'est pour être effacée par le chiffon et la cire. C'est mobile. Le dessin erre à la surface, va chercher dans les profondeurs un trait enfoui. Aussi un trait ne cherche-t-il pas tant à préciser qu'à saisir une possibilité de mouvement, une limite en pointillés qui permettra de recentrer un instant le regard. Dire que le dessin se cherche, c'est un moindre mot. Il faut donner à la fois le corps et son ombre ou plutôt son caractère insaisissable. Là encore, dans cette mobilité d'eau, ce qui décide de l'achèvement est la reconnaissance d'un «être-là» dans ce qu'il a d'unique. Le dessinateur ne poursuit pas un fantasme ni une érotique : il traque ce qui va suspendre la répétition et lui offrir un moment de dessin imprévisible. Ce n'est pas le bon dessin qui est retenu, ni celui qui ressemblerait à une formule stylistique, mais le moment où un surgissement imprévu fait de l'artiste le premier spectateur et témoin. Parfois, devant une de ses meilleures réussites, on entend Pastor s'écrier : «Ça, je ne pourrai jamais le refaire !». C'est vrai. Peindre et dessiner consistent à lancer les dés ou un filet le long des berges. Sur la toile, c'est pareil. La peinture est souvent le résultat d'une peinture abandonnée. On parle de présence fantomatique ( comme cette petite fille en lévitation traversant rapidement la pièce et la toile ) alors qu'il s'agit souvent d'une juxtaposition de fragments, d'un montage fortuit d'intentions discontinues. A l'écoute de l'accident, aux aguets de ce qui survient. Un des meilleurs portraits de Pastor est une figure sauvée du recouvrement. Mécontent d'un visage, il était en train de l'effacer quand le fait même de l'engloutir l'a, en quelque sorte, réveillé. Il n'y a pas chez lui ce qu'on nomme en peinture un repentir ni même de faux repentir - puisque c'est devenu une esthétique -, mais des rencontres, des accidents. Tout l'atelier est là pour accueillir un accident préparé par un certain nombre d'usages et de rites. Nous venons de parler de montage, évoquant une opération propre à la modernité. Mais le montage ne saurait pour Pastor devenir une recette. Si cette peinture-là ne doit sa chance qu'au montage, la suivante ne lui devra plus rien. Il s'agit chaque fois de recommencer la peinture à ses débuts, de la recommencer en la débarrassant de tout acquis. Ça n'est pas héroïque. Ça n'est pas possible autrement.
A la fin des années soixante-dix, d'autres désirs et d'autres données sont apparus dans la peinture et le dessin. Ils ont été développés au cours de la décennie suivante. Pastor s'est mis à étudier l'anatomie et a multiplié les études les plus fidèles quant à l'ossature, la charpente et la musculation du corps humain. On pourrait parler d'une passion annexe, rappeler que l'école de médecine et celle des beaux-arts étudiaient autrefois sur les mêmes bancs, qu'il y a entre la cuisine d'apothicaire de la médecine et celle de la peinture de curieuses similitudes et qu'enfin, à l'origine, beaucoup d'images picturales ont prétendu soigner, quand elles ne se contentaient pas de rendre grâce pour une guérison. A l'origine. Il ne s'agit pas d'accorder à un pareil terme une valeur métaphysique. Le dessin anatomique a correspondu à la recherche d'une base, d'une fondation. Les apparitions, les figures fantomatiques du peintre sont tendues, suspendues, accrochées par des points solides et précis qui n'apparaissent pas toujours. Il n'y a pas que du souvenir. Sous un linge ou un drap de lit, il y a aussi une structure forte, une armature : muscle ou os. Fonder, cela a signifié bâtir une charpente sous la peau, l'impression. La toile vit d'une curieuse dialectique entre le point et l'étendue, le précis et le flou. La matière picturale résulte d'un rapport, celui du maigre et du gras, du vide et du plein, du brillant et du mat. L'anatomie, cela a permis de fixer des points, des clous dont la solidité tient l'espace et les parties. Une peinture vit de ses dessous, de ses couches archéologiques, de leur capacité à la survie et au rayonnement. Surtout, cette peinture repose sur la partie, le fragment, la litote et la métonymie. Quand elle précise, c'est pour suggérer. Elle propose à l'œil un guide, un bout de main courante qui cesse rapidement ou semble mener nulle part, mais que nos habitudes visuelles, notre mémoire, poursuivent et continuent.  Il faut que le fragment soit synthétique, c'est-à-dire qu'il donne à la fois du matériel et de l'immatériel, une possibilité d'apparition et la menace d'une disparition. C'est sur ce fil tendu que la peinture s'équilibre. Le dessin anatomique a permis à Pastor de tendre plus fortement ses points d'enclouure et les nerfs souterrains qui agissent sous la surface, la buée. Il lui a surtout permis de mieux rythmer les endroits où l'œil se heurte à du dur et les endroits où il s'engouffre comme dans de l'air ou de l'eau.
Toute l'œuvre de Pastor est à la recherche d'un point de bascule. Quelle figure la peinture va-t-elle précipiter, c'est-à-dire susciter puis menacer d'anéantissement ? La peinture, c'est l'irréparable. Le fond, le plus petit partage initial de l'espace puis la moindre touche posée vous poursuivent tout au long du travail. Le fond remonte. Les figures effacées aussi. Rien ne cache rien. Tout se juxtapose. Il faut un tact particulier pour ne rien bousculer ni compromettre de ce qui se prépare presque à l'insu du peintre.  Au début de ce texte, nous avons parlé de représentation, c'est inexact. Il vaut mieux parler de figure, de figuration dans le sens que ça n'est jamais un tout ni un ensemble qui est convoqué. Il n'y a pas d'ambition à l'homogénéité ni à l'exhaustivité. Il y a au contraire la difficulté de mettre ensemble des éléments flottants qui ne savent pas où se poser et cherchent à instaurer des rapports entre eux. On est souvent surpris par les proportions et les échelles entretenues par les différents éléments des peintures d'intérieurs. C'est parfois lointain. C'est souvent trop petit. Les figures sont des halos, des ampoules : draps de lit, lit de fer, escabeau, corps charnel, corps spectral. Ces éléments sont disposés du coq-à-l'âne comme les figures des jeux de cartes sur un tapis de jeu. Il faut qu'ils vivent ensemble alors qu'ils n'entretiennent aucune relation. En tout cas aucune communication. Leur hiératisme et leur théâtralité les rendent parfois poseurs, en tout cas figés par une pose dont on ne saura pas ce qui l'a provoquée. Ce sont des figures, c'est-à-dire des figurines, des modules, des éléments stabilisés par l'usage, la répétition et la variation dans la répétition, et dont la coexistence ne rassemble rien dans un mouvement ou une signification d'ensemble. Des pièces détachées se désignent comme telles. C'est à la lumière et à l'instant où elles sont surprises dans leur coexistence fortuite de les rassembler.
Toute la peinture de Pastor, qu'elle soit intérieurs, saynètes, natures mortes, paysages est à la recherche d'une lumière vacillante et d'une temporalité fragile. Il voit dans les choses le moment où elles risquent de se dissoudre. C'est en cela que l'exemple de Morandi, découvert par Pastor lors d'une exposition au musée Cantini de Marseille dans la première moitié des années quatre-vingt, a été si précieux. Bien sûr, formellement, rien à voir entre ces deux artistes. Mais l'italien est toujours à la recherche du même instant et de la même lumière, de la même fusion entre le fond, le mur, la forme, quelques récipients. Il traque une fusion lumineuse unique. Il la pérennise grâce à un ensemble de dispositifs d'atelier : maquettes, système de canalisation ou de filtration de la lumière. Cette instant et cette lumière poudreuse, ils sont attendus. Ils sont même piégés et stabilisés par ces dispositifs. La touche est là, crayeuse, tremblée, favorisant la porosité et l'échange entre l'espace et l'objet, pour baigner l'ensemble dans la même pâte doucement réverbérante sans relief ni contour. La révélation de la peinture de Morandi a d'abord donné envie à Pastor de s'essayer à la nature morte, mais lui a surtout permis de discerner la temporalité qui lui est propre et dans laquelle il s'est plus fermement inscrit. Il est parti à la recherche d'une même lumière et d'un même instant – bien sûr tout à fait autres que ceux de Morandi - qu'il a réussi à stabiliser grâce à des dispositifs ingénieux : maquettes en carton au plafond ouvert ou muni de trappes et de rampes de lumière donnant sur une chambre de poupée aux cloisons revêtues de lambeaux de papiers-peints et meublée d'un petit lit en fil de fer aux draps défaits. Il n'a plus peint seulement avec sa mémoire et le secours de documents photographiques mais avec, autour de lui, une véritable machine à piéger ses sensations fondamentales : le chevalet, le miroir à côté reportant le reflet de la maquette par rétrovision, puis la maquette dans son dos, avec son système d'éclairage scénographique. Pour les natures mortes, une batterie d'objets permutés, toujours les mêmes, avec ou sans mandoline, remplace la maquette. Cela procédait encore de l'intention renouvelée de fonder ( de retenir un moment des spectres bien trop volatils ? ), comme le dessin anatomique avait déjà apporté sa part. Pastor se méfie de la psychologie et même si leur ambiance fait une bonne part du charme de ses tableaux, il ne se contente pas de ce qui lui est inné et auquel il n'échappe pas. Au contraire, il vise à une autre permanence et à une autre solidité que celles d'un théâtre d'ombres propices au mystère. Cela ne signifie pas pour lui dissiper les ténèbres, ça n'est pas quelqu'un qui vise au résolu ou propose des solutions, mais que les désirs et les angoisses ont été cautérisés par des problèmes plus généraux et fondamentaux qui concernent la peinture. Pastor est d'abord parti en quête d'une sorte de scène primitive avec un désir premier d'incarnation, puis il a découvert les ambigüités et les fragilités de sa pratique. Il a découvert ce qu'est un point d'apparition et de dissolution. Il a travaillé une façon de révéler la figure sans pour autant la décrire ni la définir. Il a su rester en suspension entre deux couches, deux jus, deux glacis. Il y a là une vraie adéquation entre une expérience amoureuse, charnelle, spirituelle et les composantes élémentaires d'une pratique. A quoi aurait-il servi à Pastor de cultiver son «mystère» puisqu'il est là, involontaire et pris dans sa chair et son esprit, sinon à le forcer et à le caricaturer ? D'ailleurs, et c'est un véritable miracle, les paysages - par exemple une vue des bords du Rhône aperçus en train et refaits de mémoire dans l'atelier - portent la même singularité et la même solitude que les intérieurs. Ils disent au fond la même chose, le même rapport au monde et la même exactitude frontale dépouillée de tout pédantisme. Pastor recherche la vérité du cœur du dernier art gothique des primitifs italiens ou des artistes pré-renaissants de Sienne et d'Ombrie. Il ne désire pas que sa peinture soit démonstrative d'un savoir ou d'une évolution intellectuelle mais qu'elle demeure dans l'état natif d'une expérience spirituelle de la vision.


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Poème de Louis Pons







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Texte de Claude Darras

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Texte de Gilbert Pastor
sur Boris Bojnev




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Texte de Alain Paire





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Les apparitions de la matière 
autour d’une rencontre entre le peintre Gilbert Pastor
et Jean-Louis Giovannoni 
ensemble composé par Anne Bernou 
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Texte de Agnès  de Maistre
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Texte de Bernard Gouttenoire
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